Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 2.djvu/136

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bornes de leur portée sont les limites du monde. Cependant
les astres fuient, le feu s’agite, la lumière traverse
l’espace. Pendant que nous aspirons une fois l’air qui nous
soutient vivans, de grandes puissances achèvent leur
œuvre et tandis que d’autres la commencent, mille
générations successives sont oubliées. Ces humains s’agitent
sans s’élever, ils s’élancent sans cesser de ramper ; et tout
cela, c’est pour bâtir laborieusement des monumens
d’impuissance. Un jour vient, où leur art commence à découvrir
leur néant. Quand des sages aperçurent par la force du
génie que le soleil pouvoit être d’un volume immense,

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quand ils osèrent dire qu’il n’étoit pas | moins grand que
le Péloponnèse, les esclaves se félicitèrent d’une condition
livrée à l’ignorance, en voyant enfin à quels excès se
portoient dans leurs supputations romanesques ces hommes
qu’on étoit fatigué d’appeler divins. Mais ensuite un verre
donné par le hasard, ou des chiffres arrangés avec un
artifice dont les enfans s’instruisent, nous ont montré la
longueur des routes du monde ; et nous avons jugé que le
dernier degré de promptitude où nous puissions atteindre,
celui que nous donnons avec complaisance aux instrumens
de mort, suivroit pendant deux cents générations le rayon
de cette sphère restreinte qui est accordée à notre vue.
Cependant de ces mêmes régions où notre imagination
se perd, la lumière arrive subitement pour colorer les
fruits dans notre œil. Cet œil petit et périssable contient
à sa manière une portion du monde ; et il semble que si
le monde étoit dévoilé, cet œil en percevroit l’étendue.
Il y a dans nos organes une puissance qui tient de l’infini ;
cette même puissance, possible en quelque sorte, nous
fait trouver une misère infinie dans cette foiblesse qui ne
peut ôter le voile. Et de peur que cette rapidité de la
lumière qui vient à nous, ou que ce mystère de l’œil qui