Aller au contenu

Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/123

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée
que vous vantez ; il est, pour les génies que vous
n’entendrez pas, une destination différente de celle que vous
prétendez sentir et suivre. Voulez-vous qu’il se traîne sur

200

vos traces, celui qui marche avec la nature entière ; qu’il
soit semblable à vous, lui dont l’être caractérisé n’est
semblable qu’à lui-même ; ou qu’il reste dans vos limites,
lui dont la sphère est l’univers. Laissez à chaque être sa
destination ; la sienne est d’être indifférent à toutes choses,

205

parce qu’il les voit toutes également, et supérieur à toutes
atteintes, parce qu’il les a toutes prévues ; la vôtre est de
végéter dans vos habitudes serviles, et de poser plaisamment
à votre étroite enceinte les bornes du monde.
Regardez la vie de vos semblables, et expliquez, si vous

210

le pouvez dans vos systèmes, la raison de leur existence :

[133]

prenons | l’un d’entre vous. Il va naître, il n’étoit point,
pourquoi sera-t-il donc ? Un caprice, le hasard, un attentat
vont le produire ; vingt préjugés le refusent à sa mère
pauvre ou pusillanime. Vingt lois défendent qu’il naisse,

215

et cet enfant adultérin, vil et proscrit, sera le législateur,
et peut-être le dieu du monde. Il ne se sent
pas encore vivre et déjà tous les besoins l’environnent ;
toutes les conventions sociales existent pour lui, il ne les
connoit pas. Il est la cause et l’objet des affections, des

220

vengeances, des projets ; tout est déterminé de lui ou pour


    destinée réglée ! Il y a plus d’incertitude ici que dans les premiers hasards naturels ; la mesure et la raison de l’homme n’ont fait qu’ajouter des disproportions aux différences, et le désordre à l’irréflexion. Prenons l’un d’entre eux. – 211-2. naître ; car il est bon qu’on en fasse sortir beaucoup de l’indifférence du néant, afin d’en tuer beaucoup quand ils aimeront la vie. Mais choisissons parmi les plus fortunés. Un caprice, un – 213. produire, des préjugés – 214. pusillanime, ou bien les lois – 217-8. l’environnent : il ne sait pas encore qu’il appartient aux hommes, et déjà les conventions – 218-25. lui. D’autres ont des goûts ou des habitudes, il faut qu’il les suive : d’autres ont une certaine religion, il faut qu’il la croie. Il ne veut, ne pense, ni n’agit : mais déjà tout est déterminé pour