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Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/179

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DOUZIÈME RÊVERIE

S’il existoit une intelligence qui ne fût point dans
l’homme, mais qui pourtant pût connoître et juger les
opérations de l’intelligence humaine, elle trouveroit toute la

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déviation de notre espèce, et tout son délire moral, dans ce
seul mot de la philosophie des Grecs : vis pour mourir.
Ainsi l’être organisé est sensible et actif, afin qu’il soit
impassible et nul. Ainsi la matière est animée, afin qu’elle
puisse être inerte. Ainsi l’existence est la préparation du

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néant ; et les actes que la vie produit et qui la perpétuent,
ont pour fin la cessation de la vie. Ainsi celui qui est,
modifie son être pour s’étudier à un mode meilleur lorsqu’il
ne sera plus. Ainsi les rapports et la fin sont contraires
aux causes, aux moyens, aux effets ; ou bien la

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moralité humaine repose uniquement sur la base chimérique
d’une hypothèse contradictoire.

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Comment l’objet de la vie est-il placé hors de la vie ?
est-ce là l’ordre naturel, ou le rêve de l’homme ? Si l’on
dit : vis de telle sorte qu’à la mort tu n’ayes ni regrets,

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ni remords ; celui qui a joui du présent, parce qu’il
n’attendoit pas d’avenir, mourra-t-il moins ainsi que celui qui
a sacrifié sa vie réelle pour une meilleure qui, à sa mort
même, n’est encore dans sa propre conviction qu’un espoir
incertain. Si l’on dit : vis présentement de telle sorte que

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ta vie soit améliorée et prolongée dans le tems sans
bornes ; pourquoi changer une hypothèse en assertion ?
parle-t-on aux sectaires au lieu de parler à l’homme ? Si