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Page:Sénancour - Rêverie sur la nature primitive de l’homme, tome 1.djvu/237

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demande aussi, compensation faite des diverses situations

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d’une même vie, s’il est plus d’hommes pour qui elle soit
bonne que d’hommes qui aient droit de l’abhorrer : je
crois encore que la réponse me seroit incontestablement
favorable ; mais ne le fût-elle point, cela ne prouveroit pas
non plus ; car le mal réel peut être allégé par l’espérance

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dont les promesses | séduisent le vieillard même malgré
sa dure expérience, et l’espérance ne doit point être
comptée ici. Pour déduire de cette estimation l’effet véritable
de notre perfectibilité exagérée, il faudroit connoître
impartialement l’état de l’homme encore entre les mains

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de la nature, état fort peu connu de ceux qui font ces
sortes de recherches ; car s’ils le connoissoient, sûrement
ils ne les feroient pas, et la question seroit résolue. Voici
donc comment je pense qu’elle devroit être posée.
Nos jouissances factices donnent-elles plus qu’elles

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n’ont coûté ? la balance est-elle égale entre le travail, les
privations, les maux qu’elles ont causé, et les plaisirs
qu’elles ont créé ? Je ne demande pas même que l’on
compare les salons des riches, aux grabats des pauvres ;
ou la volupté d’un déjeûner apporté des Indes, avec

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l’incalculable multiplicité de travaux, de dangers et de crimes
qu’il a coûté, en suivant le nègre dans l’esclavage des
habitations, et le négociant à travers les orages de l’Océan ;
je demande que ceux-mêmes qui n’ont dans ce partage
inégal que celui des jouissances me disent, si en général

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et durant le cours de leurs vies, leurs plaisirs mêmes ne

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leur ont pas plus coûté qu’ils n’ont | valu. Si quelque
voluptueux, d’un sang ardent et d’une conduite modérée,
dont la vie ne fut qu’espoir et desir, me répond par la
négative, je lui opposerai mille heureux qui auront appris

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dans le cours insipide d’une vie toujours fortunée que la
couronne paye bien rarement l’effort ; et que si les plai-