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NOTES D’UNE FRONDEUSE

— Allez donc voir Ranc ! m’a conseillé quelqu’un.

C’est vite dit ; mais je ne le connais pas, Ranc ! Les rares fois où nous nous sommes trouvés en présence, de loin, il m’a regardée du fin fond de sa barbe, sans en avoir l’air (il a été blanquiste), avec un dédain indulgent ; mais tout de même du dédain !

Ça se comprend. Ce grand conspirateur devant l’Éternel ne peut que tenir en pitié légère cette exubérante qui ne croit pas aux complots (maintenant, du moins !) et chatouille du bec de sa plume le nez des solennels, pour les faire rire ou éternuer sur l’autel de la patrie… laquelle ne s’en porte pas plus mal !

Et quand Catilina a marché contre Rome, sans suivre Catilina, j’ai raillé les consuls ; comme les pastoureaux qui, du faîte de l’arbre, suivent la bataille et marquent les coups : huant les grotesques, les lâches — parfois le vainqueur !

Or, Thraséas n’a pas été content, alors ; et il ne me l’a pas envoyé dire ! Comment vais je l’aborder aujourd’hui ? J’y songe, un peu penaude, mais incorrigible tout de même, incapable de m’amender. S’il ne s’agissait d’autrui, sûr, je ne l’affronterais pas, la colère de Thraséas ! Enfin !

— Où demeure-t-il, M. Ranc ?

— Place des Vosges, au…

Ici, je coupe la poire en deux : moitié pour moi, moitié pour lui. Je dis l’endroit, parce que je suis bavarde ; mais je cèle le numéro, afin d’affirmer ma discrétion : prouver que, moi aussi, je suis capable de recevoir un mot d’ordre, d’observer une consigne ; que si je ne conspire pas c’est par goût, non par impuissance ; que je sais me taire…

Chut !!!