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NOTES D’UNE FRONDEUSE

J’avais donc le droit de recevoir Denis ; et j’en usai ! Si mon instinct révolutionnaire se hérissait contre sa doctrine, cela ne m’empêchait d’en comprendre ni la portée, ni la grandeur. Je croyais au triomphe de tous par eux-mêmes ; lui croyait au triomphe de tous par un seul… voilà tout !

Jugeant l’âme humaine imbue d’idolâtrie par des siècles de pratique religieuse, il trouvait nécessaire d’incarner l’idée ; de la loger en un tabernacle de chair visible, accessible aux regards mortels. La chanson lui semblait le cantique par lequel les lèvres ignorantes s’habituent aux formules abstraites, aux idées rimées. L’image lui paraissait l’icône, qui met la hantise du rêve au cerveau du plus inepte moujik.

Il souhaitait accoutumer la foule à exercer sa puissance, en l’amusant d’un mandataire, comme tout le secret de la maternité s’ébauche en la poupée que berce une enfant.

Moi, les jouets qui coupent me font peur — le sabre ne me dit rien qui vaille ! Je ne fus donc pas boulangiste, quoique le boulangisme s’élaborât dans mon voisinage. Mais il embêtait un gouvernement que je méprise ; et par quoi qu’il le remplaçât, si ce n’était meilleur, ce ne pouvait être pire !

Puis, à voir de près les seconds de Catilina, je fus si vite rassurée ! Dans la lutte d’influence qui s’engagea à la Cocarde, par exemple, entre Mermeix et Denis, Mermeix triompha. C’est tout dire…

Et le seul qui eût une valeur, le seul qui, issu de la plèbe, ayant vécu dans ses rangs, partagé son pain noir, ses joies, ses colères, fût capable d’en bien traduire les frissons, d’en bien déterminer les espoirs, était écarté des « conseils », où l’on ne faisait que des gaffes ; relégué des comités, où l’on ne faisait que des