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SUR MADAME DE SÉVIGNÉ.


venir souvent Marie de Chantal, qui y retrouvait son cher petit Emmanuel.

Lorsque la jeune de Chantal eut perdu son aïeul maternel, ses parents s’assemblèrent pour lui élire un tuteur. C’est ce que raconte Bussy, qui, âgé alors de dix-huit ans, assista à ce conseil de famille, où il représenta son père Léonor de Rabutin, retenu loin de Paris[1]. Le choix tomba sur le second fils de Philippe de Coulanges, qui avait alors vingt-neuf ans. Il se nommait Christophe de Coulanges, et était abbé de Livry. Jamais tutelle ne fut remise en des mains plus dévouées. Depuis ce jour jusqu’à sa mort, c’est-à-dire pendant cinquante années, le bien bon (c’est le nom que madame de Sévigné lui donnait) ne quitta, pour ainsi dire, plus sa pupille. Lorsqu’elle le perdit, elle reconnaissait qu’elle lui devait tout le repos et tout le plaisir de sa vie, qu’il avait été son père et son bienfaiteur[2]. Il ne put sans doute contribuer que très indirectement au développement de ses qualités brillantes. Il ne paraît pas avoir eu l’esprit très agréable. Mais c’était un ami sûr et fidèle, un caractère honnête et solide, un homme d’affaires exact ; et quoique madame de Sévigné ait quelquefois doucement raillé son amour pour les beaux yeux de la cassette, son respect de l’arithmétique et ses excellents jetons avec lesquels il comptait, calculait et supputait sans cesse, elle apprécia toujours avec une vive reconnaissance les soins qu’il donna à sa fortune et la prudence de ses conseils. Si, avec tant de vivacité, elle eut un si ferme esprit de conduite, on peut croire qu’elle lui en fut en partie redevable. Dans ce bel équilibre de tant d’imagination et de tant de sagesse, ce fut lui peut-être qui mit le lest de la froide raison. Elle apprit à son école à payer ses dettes, à se faire de cette probité bourgeoise un point d’honneur, comme si elle n’eût pas été si grande dame, à gérer elle-même ses biens, à régler ses dépenses, à ménager le patrimoine de ses enfants. Quant à cet art charmant, qui a fait sa gloire, elle n’avait sans doute besoin de l’apprendre de personne. Si elle y eut d’autres maîtres qu’une heureuse nature, elle les trouva dans la brillante société au milieu de laquelle elle vécut.

  1. Mémoires de Bussy-Rabutin, édition de M. Lalanne, tome I, p. 1.
  2. Lettre au président de Moulceau, du 24 octobre 1687.