Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/100

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paupières bigarrées[1]. Mais ne croyez-vous point que M. de Coulanges et moi nous sommes sorciers de deviner tout ce que vous faites ? Vous n’êtes point surprise des bords de votre Rhône ; vous les trouvez beaux, et ce fleuve n’est composé que d’eau comme les autres : pour moi, j’en ai une idée extraordinaire ; il me semble qu’on devrait dire :

Mille sources de sang forment cette rivière,
Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
Au lieu de murmurer, fait des gémissements[2].

Langlade vous rendra compte de sa visite chez Mellusine : en attendant, je puis vous dire que ce qu’il avait à faire n’était autre chose que d’avoir le plaisir de lui laver sa cornette ; il l’a fait plus volontiers qu’un autre. Elle est, je vous assure, bien mortifiée et bien décontenancée : je la vis l’autre jour, elle n’a pas le mot à dire. Votre absence a renouvelé la tendresse de tous vos amis ; mais il faut que cette absence ne soit pas infinie ; et, quelque aversion que vous ayez pour les fatigues d’un long voyage, vous ne devez songer qu’à vous mettre en état de les recommencer. J’ai dit à M. de la Rochefoucauld ce que vous trouvez des fatigues des autres, et l’application que vous en faites : il m’a chargée de mille amitiés pour vous, mais d’un si bon ton, et accompagnées de si agréables louanges, qu’il mérite d’être aimé de vous.

Je ferai vos compliments à madame de Villars. Il y a presse à être nommé dans mes lettres : je vous remercie d’avoir fait mention de Brancas. Vous aurez vu votre tante [3] au Saint-Esprit, et vous aurez été reçue comme une reine. Ma fille, je vous conjure de me bien mander tout cela, et de me parler de M. de Grignan et de M. d’Arles [4]. Vous savez que nous avons réglé que l’on hait autant les détails des personnes qui sont indifférentes, qu’on les aime de celles qui ne le sont pas ; c’est à vous à deviner de quel nombre vous êtes auprès de moi. Mascaron, Bourdaloue, me donnent tour

  1. Voyez la note de la lettre du 26 juillet 1668, p. 67.
  2. Parodie de ces vers de Philippe Habert, dans son Temple de la Mort :
    Mille sources de sang y font mille rivières,
    Qui, traînant des corps morts et de vieux ossements,
    Au lieu de murmurer, font des gémissements.
  3. Anne d’Ornano, femme de François de Lorraine, comte d’Harcourt, et sœur de Marguerite d’Ornano, mère de M. de Grignan.
  4. François Adhémar de Monteil, archevêque d’Arles, commandeur des ordres du roi, oncle de M. de Grignan.