Aller au contenu

Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/151

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

des gens de pierre. Je pris courage, et lui dis : Mademoiselle, pensez-y bien ; n’est-ce point douze pièces de rôti que vous voulez dire ? on se trompe quelquefois. Non, madame, c’est douze cents pièces ou onze cents ; je ne veux pas vous assurer si c’est onze ou douze, de peur de mentir ; mais enfin je sais bien que c’est l’un ou l’autre. Et le répéta vingt fois, et n’en voulut jamais rabattre un seul poulet. Nous trouvâmes qu’il fallait- qu’ils fussent pour le moins trois cents piqueurs pour piquer menu, et que le lieu fût un grand pré, où l’on eût fait dresser des tentes ; et que s’ils n’eussent été que cinquante, il fallait qu’ils eussent commencé un mois auparavant. Ce propos de table était bon ; vous en auriez été contente. N’avez-vous point quelque exagéreuse comme celle-là ? Au reste, ma fille, cette montre que vous m’avez donnée, qui allait toujours trop tôt ou trop tard d’une heure ou deux, est devenue si parfaitement juste qu’elle ne quitte pas d’un moment notre pendule ; j’en suis ravie, et vous en remercie sur nouveaux frais, en un mot, je suis tout à vous. L’abbé me dit qu’il vous adore, et qu’il veut vous rendre quelque service : il ne voit pas bien en quelle occasion ; mais enfin il vous aime autant qu’il m’aime.


58. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 22 juillet 1 67 1, jour de

la Madeleine, où fut tué, il y a quelques années, un père que j’avais.

Je vous écris, ma fille, avec plaisir, quoique je n’aie rien à vous mander. Madame de Chaulnes arriva dimanche ; mais savez-vous comment ? à beau pied sans lance, entre onze heures et minuit : on pensait à Vitré que ce fût des Bohèmes. Elle ne voulut aucune cérémonie à son entrée ; elle fut servie à souhait, car on ne la regarda pas, et ceux qui la virent comme elle était la prirent pour ce que je viens de vous dire, et pensèrent tirer sur elle. Elle venait de Nantes par la Guerche : son carrosse et son chariot étaient demeurés entre deux rochers à demi-lieue de Vitré, parce que le contenu était plus grand que le contenant ; ainsi il fallut travailler dans le roc, et cet ouvrage ne fut fait qu’à la pointe du jour, que tout arriva à Vitré. Je la fus voir lundi, et vous croyez bien qu’elle fut très-aise de me voir. La Murinette[1] beauté est avec elle. Elles

  1. Anne-Marie du Pui de Murinais, qui épousa Henri de Maillé, marquis de Kermau.