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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/197

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n’a jamais eue pour l’autre. Racine a fait une tragédie qui s’appelle Bajazet, et qui lève la paille ; vraiment elle ne va pas empirando comme les autres. M. de Tallard[1] dit qu’elle est autant au-dessus des pièces de Corneille, que celles de Corneille sont au-dessus de celles de Boyer : voilà ce qui s’appelle louer ; il ne faut point tenir les vérités captives. Nous en jugerons par nos yeux et par nos oreilles.

Du bruit de Bajazet mon âme importunée[2],

fait que je veux aller à la comédie ; enfin nous en jugerons.

J’ai été à Livry ; hélas ! ma chère enfant, que je vous ai bien tenu parole, et que j’ai songé tendrement à vous ! Il y faisait très-beau, quoiquetrès-froid ; mais le soleil brillait ; tous les arbres étaient parés de perles et de cristaux : cette diversité ne déplaît point. Je me promenai fort : je fus le lendemain dîner à Pomponne : quel moyen de vous redire ce qui fut dit en cinq heures ? je ne m’y ennuyai point. M. de Pomponne sera ici dans quatre jours ; ce serait un grand chagrin pour moi si jamais j’étais obligée à lui aller parler pour vos affaires de Provence : tout de bon, il ne m’écouterait pas ; vous voyez que je fais un peu l’entendue. Mais, de bonne foi, rien n’est égal à M. d’Uzès ; c’est ce qui s’appelle les grosses cordes ; je n’ai jamais vu un homme, ni d’un meilleur esprit, ni d’un meilleur conseil : je l’attends pour vous parler de ce qu’il aura fait à Saint-Germain.

Vous me priez de vous écrire de grandes lettres ; je pense que vous devez en être contente ; je suis quelquefois épouvantée de leur immensité : ce sont toutes vos flatteries qui me donnent cette confiance. Je vous conjure de vous conserver dans ce bienheureux état, et ne passez point d’une extrémité à l’autre. De bonne foi ; prenez du temps pour vous rétablir, et ne tentez point Dieu par vos dialogues et par votre voisinage.


83. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi au soir, 15 janvier 1672.

Je vous ai écrit ce matin, ma fille, par le courrier qui vous porte toutes les douceurs et tous les agréments du monde pour vos affaires de Provence ; mais je veux vous écrire encore ce soir, afin qu’il ne soit pas dit que la poste arrive sans vous apporter de mes lettres.

  1. Qui fut depuis maréchal de France. Il était fils de madame de la Baume
  2. Parodie de ce vers d’Alexandre.
    Du bruit de ses exploits mon âme importunée...
    Acte Ier. scène 2.