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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/238

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qui m’a toujours été si chère ; et je sens que si je suis ici, la liberté qu’elle me donnera m’ôtera une partie de ma tendresse et de mon bon naturel. N’admirez-vous point la bizarre disposition des choses de ce monde, et de quelle manière elles viennent croiser notre chemin ? Ce qu’il y a de certain, c’est que, de quelque manière que ce puisse être, nous irons cet été à Grignan. Laissez-nous démêler toute cette trjste aventure, et soyez assurée que l’abbé et moi nous sommes plus près d’offenser la bienséance en partant trop tôt, que 1 amitié que nous avons pour vous, en demeurant sans nécessité. Voilà un billet de l’abbé Arnauld, qui vous apprendra les nouvelles. Son frère[1], en partant, le pria de me faire part de celles qu’il lui manderait : la première page est un ravaudage de rien pour choisir un jour, afin de dîner chez M. d’Harouïs : on fait du mieux qu’on peut à cet abbé Arnauld ; il n’est pas souvent à Paris[2], et l’on est aise d’obliger les gens de ce nom-là. Il me pria l’autre jour de lui montrer un morceau de votre style : son frère lui en a dit du bien. En le lui montrant, je fus surprise moi-même de la justesse de vos périodes : elles sont quelquefois harmonieuses ; votre style est devenu comme on le peut souhaiter, il est fait et parfait ; vous n’avez qu’à continuer, et vous bien garder de vouloir le rendre meilleur.

Voilà dix heures, il faut faire mon paquet : je n’ai point reçu votre lettre : j’ai passé à la poste, mon petit homme m’a fait beaucoup d’excuses ; mais je n’en suis pas plus riche ; ma lettre est entre les mains des facteurs, c’est-à-dire la mer à boire. Je la recevrai demain, et n’y ferai réponse que vendredi. Adieu, ma chère enfant ; vous dirai-je que je vous aime ? il me semblé que c’est une chose inutile, vous le croyez assurément. Croyez-le donc, ma chère enfant, et ne craignez point d’aller trop avant. Si je n’avais point le cœur triste, je vous porterais de jolies chansons : M. de Grignan les chanterait comme un ange. Je l’embrasse très-tendrement, et vous encore plus de mille fois.


103. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Paris, vendredi 17 juin 1672, à H heures du soir.

Je viens d’apprendre, ma fille, une triste nouvelle dont je ne vous dirai point le détail, parce que je ne le sais pas : mais je sais qu’au

  1. M. de Pomponne.
  2. Il demeurait à Angers, auprès de son oncle Henri Arnauld, évêque d’Angers.