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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/312

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lettres


tristesse extraordinaires ; tous les arbres que vous avez vus petits sont devenus grands et droits, et beaux en perfection ; ils sont élagués, et font une ombre agréable ; ils ont quarante ou cinquante pieds de hauteur : il y a un petit air d’amour maternel dans ce détail ; songez que je les ai tous plantés, et que je les ai vus, comme disait M. de Montbazon de ses enfants, pas plus grands que cela. C’est ici une solitude faite exprès pour y bien rêver ; vous en feriez bien votre profit, et je n’en use pas mal : si les pensées n’y sont pas tout à fait noires, elles y sont tout au moins gris-brun ; j’y pense à vous à tout moment : je vous regrette, je vous souhaite : votre santé, vos affaires, votre éloignement, que pensez- vous que tout cela fasse entre chien et loup ? J’ai ces vers dans la tête :

Sous quel astre cruel avez-vous mis au jour
L’objet infortuné d’une si tendre amour ?

Il faut regarder la volonté de Dieu bien fixement, pour envisager sans désespoir tout ce que je vois, dont assurément je ne vous entretiendrai pas.

Ne soyez point en peine de l’absence d’Hélène ; Marie me fait fort bien ; je ne m’impatiente point, ma santé est comme il y a six ans : je ne sais d’où me revient cette fontaine de Jouvence : mon tempérament fait précisément ce qui m’est nécessaire : je lis et je m’amuse ; j’ai des affaires que je fais devant l’abbé, comme s’il était derrière la tapisserie ; tout cela, avec cette jolie espérance, empêche, comme vous dites, qu’on ne fasse la dépense d’une corde pour se pendre. Je trouvai l’autre jour une lettre de vous, où vous m’appelez ma bonne maman ; vous aviez dix ans, vous étiez à Sainte-Marie, et vous me contiez la culbute de madame Amelot, qui de la salle se trouva dans une cave ; il y a déjà du bon style à cette lettre. J’en ai trouvé mille autres qu’on écrivait autrefois à mademoiselle de Sévigné : toutes ces circonstances sont bien heureuses pour me faire souvenir de vous ; car sans cela, où pourrais-je prendre cette idée ? Je n’ai point reçu de vos lettres le dernier ordinaire, j’en suis toute triste. Je ne sais non plus des nouvelles du coadjuteur, de la Garde, du Mirepoix, du Bellièvre, que si tout était fondu ; je m’en vais un peu les réveiller.

N’admirez-vous point le bonheur du roi ? On me mande la mort de Son Altesse, mon père[1], qui était un bon ennemi ; et que les

  1. Charles IV, duc de Lorraine, mort le 17 septembre. Madame de Lillebonne sa fille, en parlant de lui, disait : Son Altesse, mon père.