traiter comme des charretiers : on court risque autrement de leur faire de pernicieux estomacs, et cela tire à conséquence.
189. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.
Le baron est ici, et ne me laisse pas mettre le pied à terre, tant il me mène rapidement dans les lectures que nous entreprenons : ce n’est qu’après avoir fait honneur à la conversation. Don Quichotte, Lucien, les petites Lettres[1], voilà ce qui nous occupe. Je voudrais de tout mon cœur, ma fille, que vous eussiez vu de quel air et de quel ton il s’acquitte de cette dernière lecture ; elles ont un prix tout particulier quand elles passent par ses mains ; c’est une chose divine, et pour le sérieux, et pour la parfaite raillerie. Elles me sont toujours nouvelles, et je crois que cette sorte d’amusement vous divertirait bien autant que l’indéfectibilité de la matière. Je travaille pendant que l’on lit ; et la promenade est si fort à la main, comme vous savez, que l’on est dix fois dans le jardin, et dix fois on en revient. Je crois faire un voyage d’un instant à Paris ; nous ramènerons Corbinelli : mais je quitterai ce joli et paisible désert, et partirai le 16 d’août pour la Bourgogne et pour Vichy. Ne soyez en nulle peine de ma conduite pour les eaux : comme Dieu ne veut pas que j’y sois avec vous, il ne faut penser qu’à se soumettre à ce qu’il ordonne. Je tâche de me consoler, dans la pensée que vous dormez, que vous mangez, que vous êtes en repos, que vous n’êtes plus dévorée de mille dragons, que votre joli visage reprend son agréable figure, que votre gorge n’est plus comme celle d’une personne étique : c’est dans ces changements que je veux trouver un adoucissement à notre séparation ; quand l’espérance voudra se mêler à ces pensées, elle sera la très-bien venue, et y tiendra sa place admirablement. Je crois M. de Grignan avec vous ; je lui fais mille compliments sur toutes ses prospérités : je sais comme on le reçoit en Provence, et je ne suis jamais étonnée qu’on l’aime beaucoup. Je lui recommande Pauline, et le prie de la défendre contre votre philosophie. Ne vous ôtez point tous deux ce joli amusement : hélas ! a-t-on si souvent des plaisirs à choisir ? Quand il s’en trouve quelqu’un d’innocent et de naturel sous notre main, il me semble qu’il
- ↑ Les Lettres provinciales.