et c’est mon écritoire qu’il me faut. IL faut que je vous parle, et qu’encore que ma lettre ne parte ni aujourd’hui, ni demain, je vous rende compte tous les soirs de ma journée. Mon fils est parti cette nuit d’Orléans par la diligence qui part tous les jours à trois heures du matin, et arrive le soir à Paris ; cela fait un peu de chagrin à la poste : voilà les nouvelles de la route, en attendant celles de Danemark. Nous sommes montés dans le bateau à six heures par le plus beau temps du monde ; j’y ai fait placer le corps de mon grand carrosse, d’une manière que le soleil n’a point entré dedans ; nous avons baissé les glaces : l’ouverture du devant fait un tableau merveilleux ; les portières et les petits côtés nous donnent tous les points de vue qu’on peut imaginer. Nous ne sommes que l’abbé et moi dans ce joli cabinet, sur de bons coussins, bien à l’air, bien à notre aise ; tout le reste comme des cochons sur la paille. Nous avons mangé du potage et du bouilli tout chaud : on a un petit fourneau, on mange sur un ais dans le carrosse, commeleroi et la reine : voyez, je vous prie, comme tout s’est raffiné sur notre Loire, et comme nous étions grossiers autrefois, que le cœur était àgauche : en vérité le mien, ou à droite ou à gauche, est tout plein de vous. Si vous me demandez ce que je fais dans ce carrosse charmant, où je n’ai point de peur, j’y pense à ma chère fille, je m’entretiens de la tendreamitiéque j’ai pour elle, de celle qu’elle a pour moi, des pays infinis qui nous séparent, de la sensibilité que j’ai pour tous ses intérêts, de l’envie que j’ai de la revoir, de l’embrasser ; je pense à ses affaires, je pense aux miennes ; tout cela forme un peu l’Humeur de ma fille, malgré l’Humeur de ma mère[1] qui brille tout autour de moi. Je regarde, j’admire cette belle vue qui fait l’occupation des peintres. Je suis touchée de la bonté du bon abbé, qui, à soixante-treize ans, s’embarque encore sur la terre et sur l’onde pour mes affaires. Après cela je prends un livre que le pauvre M. de la Rochefoucauld me fit acheter, c’est la Réunion du Portugal, qui est une traduction de l’italien ; l’histoire et le style sont également estimables. On y voit le roi de Portugal {Sébastien), jeune et brave prince, se précipiter rapidement à sa mauvaise destinée ; il périt dans une guerre en Afrique contre le fils d’Abdalla : c’est assurément une histoire des plus amusantes qu’on puisse lire. Je reviens ensuite à la Providence, à ses ordres, à ses conduites, à ce que je vous ai entendu
- ↑ On a déjà vu que madame de Sévigné avait donné ces noms à certaines allées, soit de Livry, soit des Rochers.