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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/494

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je laisse avec un très-bon livre. J’ai pris congé de la belle prairie[1] : mon Agnès pleure quasi mon départ, et moi, ma très-belle, je ue le pleure point : je suis ravie de m’en aller dans mes bois ; j’espère au moins en trouver aux Rochers qui ne sont point abattus. Voilà toutes les inutilités que je puis vous mander aujourd’hui,


233. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

Aux Rochers, vendredi 31 mai 1680,

Quoique cette lettre ne parte que dimanche, je veux la commencer aujourd’hui, afin de dater encore du mois de mai : je crains que celui de juin ne me paraisse encore aussi long ; je suis assurée, au moins, de ne pas voir de si beaux pays. Il y a un mois qu’il pleut tous les jours ; ce sont vos prières qui nous ont attiré cet excès. Que ne laissez-vous un peu faire à la Providence ? tantôt de la pluie, tantôt de la sécheresse, vous n’êtes jamais contents. J’en demande pardon à Dieu ; mais cela fait souvenir de Jupiter dans Lucien, qui est si fatigué des demandes importunes des mortels, qu’il envoie Mercure pour donner ordre à tout, et pour faire tomber en Égypte dix mille muids de grêle, afin de ne plus en entendre parler. Je ne vous obligerai plus de répondre sur cette divine Providence que j’adore, et que je crois qui fait et ordonne tout : je suis assurée que vous n’oseriez traiter cette opinion de mystère inconcevable, avec les disciples de votre père Descartes ; ce qui serait vraiment inconcevable, ce serait que Dieu eût fait le monde sans régler tout ce qui s’y fait : les gens qui font de si belles restrictions et contradictions dans leurs livres en parlent bien mieux et plus dignement, quand ils ne sont pas contraints ni étranglés parla politique. Ces coupeurs de bourse sont bien aimables dans la conversation ; je ne vous les nommais point, parce qu’il me semblait que vous deviniez le principal : les autres, c’est l’abbé du l’île et M. du Bois, que vous connaissez et qui a bien de l’esprit ; le pauvre Nicole est dans les Ardennes, et M. Arnauld sous terre, comme une taupe. Mais voyez, ma très-chère, quelle folie, et où me voilà ! ce n’est point de tout cela que je veux vous parler, j’admire comme je m’égare.

Je veux vous conter comme je reçus votre lettre à la dînée, le jour que je partis pour Nantes ; et que, n’ayant que cette manière de

  1. La prairie de Mauves, près du cours Saint-Pierre, à Nantes, sur le bord de la Loire.