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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/498

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234. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

Aux Rochers, mercredi 5 juin 1680.

Enfin, j’ai le plaisir, dans notre extrême éloignement, de recevoir vos lettres le neuvième jour, en attendant d’autres consolations. J’admire souvent l’honnêteté de ces messieurs, dont parlent si plaisamment les Essais de morale, et qui sont si honnêtes et si obligeants : que ne font-ils point pour notre service ? à quels usages ne se rabaissent-ils pas pour nous être utiles ? Les uns courent deux cents lieues pour porter nos lettres, les autres grimpent sur les toits de nos maisons, pour empêcher que nous ne soyons incommodés de la pluie ; quelques-uns font bien pis. Enfin, c’est un effet de la Providence ; et la cupidité, qui est un mal, est le fonds d’où elle tire tant de biens. J’ai apporté ici quantité de livres choisis, je les ai rangés ce matin : on ne met pas la main sur un, tel qu’il soit, qu’on n’ait envie de le lire tout entier ; toute une tablette de dévotion, et quelle dévotion ! bon Dieu, quel point de vue pour honorer notre religion ! l’autre est toute d’histoires admirables ; l’autre, de morale ; l’autre, de poésies et de nouvelles et de mémoires. Les romans sont méprisés, et ont gagné les petites armoires. Quand j’entre dans ce cabinet, je ne comprends pas pourquoi j’en sors : il serait digne de vous, ma fille : la promenade en serait digne aussi, mais notre compagnie en vérité fort indigne. Mon pot est étrange à écumer les dimanches[1] ; ce qu’il y a de bon, c’est que chacun va souper à six heures, et c’est la belle heure de la promenade, où je cours pour me consoler. Mademoiselle du Plessis, en grand deuil, ne me quitte guère ; je dirais volontiers d»sa mère, comme de ce M. de Bonneuil, elle a laissé une pauvre file bien ridicule ; elle est impertinente aussi. Je suis honteuse de l’amitié quelle a pour moi ; je dis quelquefois : Y aurait-il par hasard quelque sympathie entre elle et moi ? Elle parle toujours, et Dieu me fait la grâce d’être pour elle comme vous êtes pour beaucoup d’autres ; je ne l’écoute point du tout. Elle est assez brouillée dans sa famille pour les partages, cela fait un nouvel ornement à son esprit : elle confondait tantôt tous les mots ; et en parlant des mauvais traitements, elle disait : Ils m’ont traitée comme une barbarie,

  1. À cause de la compagnie qui grossissait ces jours-là, et à laquelle madame de Sévigné se croyait obligée de faire les honneurs des Rochers. Elle appelait cela tourner son pot.