Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/52

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Le prince d’Harcourt[1] et la Feuillade[2] eurent querelle avant-hier chez Jeannin ; le prince disant que le chevalier de Gramont avait l’autre jour ses poches pleines d’argent, il en prit à témoin la Feuillade, qui dit que cela n’était point, et qu’il n’avait pas un sou. — Je vous dis que si. — Je vous dis que non. — Taisez-vous, la Feuillade. — Je n’en ferai rien. — Là-dessus le prince lui jette une assiette à la tête ; l’autre lui jette un couteau ; ni l’un ni l’autre ne porte : on se met entre deux, on les fait embrasser ; le soir ils se parlent au Louvre, comme si de rien n’était. Si vous avez jamais vu le procédé des académistes[3] qui ont campos, vous trouverez que cette querelle y ressemble fort.

Adieu, mon cher cousin : mandez-moi s’il est vrai que vous vouliez passer l’hiver sur la frontière, et croyez bien que je suis la plus fidèle amie que vous ayez au monde.


2. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE POMPONNE[4].

Aujourd’hui lundi 17 novembre 1664, M. Fouquet a été pour la seconde fois sur la sellette ; il s’est assis sans façon, comme l’autre

  1. Charles de Lorraine.
  2. François, vicomte d’Aubusson, duc de la Feuillade, pair, et depuis maréchal de France.
  3. Jeunes gens qui faisaient leur cours d’équitation.
  4. Les lettres qui suivent, et qui concernent l’affaire de Fouquet, ont été adressées au marquis de Pomponne, qui fut depuis ministre des affaires étrangères.

    Le procès de Fouquet est un des événements remarquables du règne de Louis XIV. Le projet de le perdre fut tramé avec un art si odieux, et la conduite de ses ennemis, dont plusieurs étaient ses juges, fut si passionnée, qu’on s’intéresserait pour lui, quand même il eût été plus coupable qu’il ne Tétait. Accusé et arrêté comme coupable- du désordre des finances, il fut condamné au bannissement pour crime d’État. Son crime était un projet vague de résistance, et de fuite dans les pays étrangers, qu’il avait jeté sur le papier quinze ans auparavant, dans le temps où les factions de la Fronde partageaient la France, et où il croyait avoir à se plaindre de l’ingratitude de Mazarin. Ce projet, qu’il avait absolument oublié, fut trouvé dans les papiers qui furent saisis chez lui.

    On sait qu’on était parvenu à faire croire à Louis XIV que Fouquet pouvait être à craindre. Il fut accompagné d’une garde de cinquante mousquetaires qui le conduisirent à la citadelle de Pignerol, le roi ayant converti le bannissement en prison perpétuelle. On craignait qu’il ne lui restât des appuis formidables. Il lui resta Pellisson et la Fontaine : l’un le défendit avec éloquence, et l’autre pleura ses malheurs dans une élégie très-belle et très-touchante, dans laquelle il osa même demander sa grâce au roi.

    Le récit fait par madame de Sévigné sur ce grand procès a un tel intérêt historique, que nous avons cru devoir le reproduire dans ce choix de lettres.