Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/59

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jours à faire des réflexions, je voudrais que le roi en fît là-dessus, et qu’il jugeât par là combien il est loin de connaître jamais la vérité.

Mardi 2 décembre.

Notre cher et malheureux ami a parlé deux heures ce matin, mais si admirablement, que plusieurs n’ont pu s’empêcher de l’admirer. M. Renard a dit entre autres : « Il faut avouer que cet homme est incomparable ; il n’a jamais si bien parlé dans le parlement ; il se possède mieux qu’il n’a jamais fait. » C’était encore sur les six millions et sur ses dépenses. Il n’y a rien de comparable à ce qu’il a dit là-dessus. Je vous écrirai jeudi et vendredi, qui seront les deux derniers jours de l’interrogation, et je continuerai encore jusqu’au bout.

Dieu veuille que ma dernière lettre vous apprenne ce que je souhaite le plus ardemment ! Adieu, mon très-cher monsieur ; priez notre solitaire (Arnauld) de prier Dieu pour notre pauvre ami. Je vous embrasse tous deux de tout mon cœur, et, par modestie, j’y joins madame votre femme.

Mardi 2 décembre.

M.Fouquetaparlé aujourd’hui deux heures entières sur les six millions ; il s’est fait donner audience, il a dit des merveilles ; tout le monde en était touché, chdcun selon son sentiment. Pussort faisait des mines d’improbation et de négative, qui scandalisaient les gens de bien.

Quand M. Fouquet a eu cessé de parler, M. Pussort s’est levé impétueusement, et a dit : Dieu merci, on ne se plaindra pas qu’on « ne l’ait laissé parler tout son soûl. » Que dites-vous de ces paroles ? ne sont-elles pas d’un bon juge ? On dit que le chancelier est fort effrayé de l’érésipèle de M. de Nesmond, qui l’a fait mourir ; il craint que ce ne soit une répétition pour lui. Si cela pouvait lui donner les sentiments d’un homme qui va paraître devant Dieu, encore serait-ce quelque chose ; mais il faut craindre qu’on ne dise de lui comme d’Argant : e mori corne visse [1].

Mardi au soir

J’ai reçu votre lettre, qui m’a bien fait voir que je n’oblige pas un ingrat ; jamais je n’ai rien vu de si agréable, ni de si obligeant : il faudrait être bien exempte d’amour-propre pour n’être pas sensible

  1. Cerusalemme liberata, canto 19 : le vers est ainsi : Moriva Argante, e tal moria quai visse.