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Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/608

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cueillir des fleurs d’orange, on dîne, on lit, ou l’on travaille, jusqu’à cinq heures. Depuis que nous n’avons plus mon fils, je lis, pour épargner la petite poitrine de sa femme : je la quitte à cinq heures, je m’en vais dans ces aimables allées, j’ai un laquais qui me suit, j’ai des livres, je change de place, et je varie le tour de mes promenades : un livre de dévotion et un livre d’histoire, on va de l’un à l’autre, cela fait du divertissement ; un peu rêver à Dieu, à sa providence, posséder son âme, songer à l’avenir ; enfin, sur les huit heures, j’entends une cloche, c’est le souper ; je suis quelquefois un peu loin, je retrouve la marquise dans son beau parterre ; nous nous sommes une compagnie : on soupe pendant l’entrechien et loup : je retourne avec elle à la place Coulanges, au milieu de ces orangers ; je regarde d’un œil d’envie la sainte Horreur, au travers de la belle porte de fer[1] que vous ne connaissez point ; je voudrais y être ; mais il n’y a plus de raison : j’aime cette vie mille fois plus que celle de Rennes ; cette solitude n’est-elle pas bien convenable à une personne qui doit songer à soi, et qui est ou veut être chrétienne ? Enfin, ma chère bonne, il n’y a que vous que je préfère au triste et tranquille repos dont je jouis ici ; car j’avoue que j’envisage avec un trop sensible plaisir que je pourrai, si Dieu le veut, passer encore quelque temps avec vous. Il faut être bien persuadée de votre amitié, pour avoir laissé courir ma plume dans le récit d’une si triste vie. J’ai envoyé un morceau de votre lettre à mon fils, elle lui appartient : quand c’est ’pour Jupiter qu’on change, cet endroit est fort joli ; votre esprit paraît vif et libre. Vous êtes adorable, ma chère fille, et vous avez un courage et une force et un mérite au-dessus des autres ; vous êtes bien aimée aussi au-dessus des autres. Adieu, ma très-chère et très-aimable ; j’espère que vous me parlerez de Pauline et de M. le chevalier. J’embrasse ce comte, qu’on aime trop.


292. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À Mme DE GRIGNAN.

À Rennes, lundi 25 juillet 1689.

Je pars demain à la pointe du jour, avec M. et madame de Chaulnes, pour un voyage de quinze jours : voici, ma chère enfant, comme cela s’est fait. M. de Chaulnes me dit l’autre jour : « Madame, vous devriez venir avec nous à Vannes, voir le premier

  1. Cinq belles grilles placées dans un mur demi-circulaire, en face du château, séparent le parterre du parc des Rochers.