Page:Sévigné - Lettres choisies, Didot, 1846.djvu/73

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quand il me plaira ; et dès qu’il y aura des vers du Pont-Neuf et autres, je vous les enverrai fort bien. Notre cher ami est par les chemins. Il a couru un bruit qu’il était bien malade ; tout le monde disait : Quoi ! déjà... On disait encore que M. d’Artagnan avait envoyé demander à la cour ce qu’il ferait de son prisonnier malade, et qu’on lui avait répondu durement qu’il le menât toujours, eu quelque état qu’il fût. Tout cela est faux ; mais on voit par là ce qu’on a dans le cœur, et combien il est dangereux de donner des fondements sur quoi on augmente tout ce qu’on veut. Pecquet et Lavalée sont toujours à la Bastille ; en vérité, cette conduite est admirable. On recommencera la chambre après les Rois.

Je crois que les pauvres exilés sont arrivés présentement à leur gîte. Quand notre ami sera au sien, je vous le manderai ; car il le faut mettre jusqu’à Pignerol, et plût à Dieu que de Pignerol nous le puissions faire venir où nous voudrions bien [1]! Et vous, mon pauvre monsieur, combien durera encore votre exil ? J’y pense bien souvent. Mille compliments à monsieur votre père. On m’a dit que madame votre femme est ici ; je Tirai voir. J’ai soupe hier avec une de nos amies ; nous parlâmes de vous aller voir.


13. — DE MADAME DE SÉVIGNÉ À MÉNAGE.

23 juin(1668).

Votre souvenir m’a donné une joie sensible, et m’a réveillé tout l’agrément de notre ancienne amitié. Vos vers m’ont fait souvenir de ma jeunesse, et je voudrais bien savoir pourquoi le souvenir de la perte d’un bien aussi irréparable ne donne point de tristesse. Au lieu du plaisir que j’ai senti, il me semble qu’on devrait pleurer : mais, sans examiner d’où peut venir ce sentiment, je veux m’ attacher à celui que me donne la reconnaissance que j’ai de votre présent. Vous ne pouvez douter qu’il ne me soit agréable, puisque mon amour-propre y trouve si bien son compte, et que j’y suis célébrée parle plus bel esprit de mon temps. Il faudrait, pour l’honneur de vos vers, que j’eusse mieux mérité tout celui que vous me faites. Telle que j’ai été, et telle que je suis, je n’oublierai jamais votre véritable et solide amitié, et je serai toute ma vie la plus reconnaissante comme la plus ancienne de vos très-humbles servantes.

La marquise de Sévigné.

  1. Fouquet mourut en 1680, dans sa prison (selon l’opinion commune).