19. — DE Mme DE SÉVIGNÉ À M. DE GRIGNAN.
Ne parlons plus de cette femme, nous l’aimons au delà de toute raison ; elle se porte très-bien, et je vous écris en mon propre et privé nom. Je veux vous parler de M. de Marseille[1], et vous conjurer, par toute la confiance que vous pouvez avoir en moi, de suivre mes conseils sur votre conduite avec lui. Je connais les manières des provinces, et je sais le plaisir qu’on y prend à nourrir les divisions ; en sorte qu’à moins que d’être toujours en garde contre les discours de ces messieurs, on prend insensiblement leurs sentiments, et très-souvent c’est une injustice. Je vous assure que le temps ou d’autres raisons ont changé l’esprit de M. de Marseille : depuis quelques jours il est fort adouci, et, pourvu que vous ne vouliez pas le traiter comme un ennemi, vous trouverez qu’il ne l’est pas. Prenons-le sur ses paroles, jusqu’à ce qu’il ait fait quelque chose de contraire ; rien n’est plus capable d’ôter tous les bons sentiments que de marquer de la défiance ; il suffit souvent d’être soupçonné comme ennemi, pour le devenir : la dépense en est toute faite, on n’a plus rien à ménager. Au contraire, la confiance engage à bien faire ; on est touché de la bonne opinion des autres, et on ne se résout pas facilement à la perdre. Au nom de Dieu, desserrez votre cœur, et vous serez peut-être surpris par un procédé que vous n’attendez pas. Je ne puis croire qu’il y ait du venin caché dans son cœur, avec toutes les démonstrations qu’il nous fait, et dont il serait honnête d’être la dupe, plutôt que d’être capable de le soupçonner injustement. Suivez mes avis, ils ne sont pas de moi seule : plusieurs bonnes têtes vous demandent cette conduite, et vous assurent que vous n’y serez pas trompé. Votre famille en est persuadée : nous voyons les choses de plus près que vous : tant de personnes qui vous aiment, et qui ont un peu de bon sens, ne peuvent guère s’y méprendre.
Madame de Coulanges[2] m’a mandé que vous m’aimiez ; quoique ce ne me soit pas une nouvelle, je dois être fort aise que cette amitié résiste à l’absence et à la Provence, et qu’elle se fasse sentir dans les occasions.