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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— Non ! À quoi pensez-vous ? murmura Anitta. Voulez-vous me punir de mon amour ? Sera-ce la récompense de ma fidélité ?

« Je n’ai plus d’espoir, dit Zésim en soupirant ; à quoi bon vivre ?

— Est-ce que je ne vous appartiens plus ?

— Non, vous appartenez à vos préjugés. Anitta, aux idées de nourrice et aux opinions de gouvernante qu’on vous a inoculées.

— Quelles affreuses paroles me dites-vous là ?

— Dans ce monde barbare on ne marche pas sur des fleurs, répondit Zésim ; nous sommes brutalement attaqués ; il faut nous mettre en défense sans avoir d’égards pour rien ni pour personne : autrement nous périrons.

— Mieux vaut périr, dit Anitta tristement, que de faire mal.

— Bien, alors, mourez avec moi. »

Zésim attira la pauvre jeune fille sur son cœur palpitant et la regarda en face avec des yeux ardents de fièvre.

« Pourquoi ne mourrais-je pas avec vous ? répondit-elle d’une voix sérieuse et douce, si toute espérance était perdue ? Mais tout peut encore tourner à bien.

— Le courage vous manque même pour cela ! »

Zésim riait amèrement.

« Je ne sais pas, murmura Anitta, vous êtes si étrange aujourd’hui. Je ne vous reconnais plus du tout.

— Je suis étrange parce que j’ai pris au sérieux ce qui n’était qu’un jeu, n’est-ce pas ?

— Je ne me suis pas jouée de vous.

— Certes non, répondit-il, vous croyez m’aimer, et en ce moment vous êtes encore décidée à me rester fidèle. Mais demain peut-être aurez-vous d’autres sentiments, et après-demain vous serez perdue pour moi. Puis-je demeurer calme quand on foule au pied mon idéal, quand on me ravit pour toujours la foi, l’espérance ? Puis-je continuer à vivre sans amour, sans confiance, sans dieux ? Non, j’ai horreur des nuages et des ténèbres, j’ai besoin d’un ciel pur et serein, et si on me l’obscurcit, j’aime mieux mourir. Une balle me donnera la liberté. Je ne suis pas fait pour être esclave. Une existence dans laquelle je traînerai éternellement les chaînes du doute me paraît sans valeur aucune.

— Zésim… vous n’avez pas le droit de vous tuer !… s’écria Anitta en l’étreignant avec angoisse ; si je suis si peu de chose