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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/13

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

« Soyez le bien-venu, dit-elle, en lui tendant une main qu’il baisa à deux reprises, Dragomira sera heureuse de vous voir. Vous êtes changé, mais bien à votre avantage.

— Les apparences sont trompeuses, répondit Zésim, pendant que Mme Maloutine le conduisait à sa chambre de réception, — je crois bien que je suis toujours l’ancien garnement qui pillait vos pommiers et qui dérobait vos épis de maïs. »

La chambre où ils entrèrent était remplie d’une singulière odeur qui faisait penser à la fois à une église et à une pharmacie. La température était celle d’une cave ; depuis longtemps sans doute les fenêtres n’avaient pas été ouvertes ; les meubles et le lustre cachés dans des enveloppes de toile grise avaient l’air de porter le deuil avec un sac et des cendres. Évidemment dans cette maison on ne recevait pas de visites. Mme Maloutine ne faisait pas non plus supposer qu’on en reçût. C’était une dame imposante, d’une grande beauté, qui n’avait pas plus de quarante-cinq ans, mais dont les cheveux étaient déjà tout blancs. Avec son visage sévère, au teint délicat, et ses grands yeux sombres au regard jeune et vif, elle avait plutôt l’air d’une de ces amazones poudrées et à paniers du temps de Catherine que d’une vieille femme.

La porte s’ouvrit et une grande jeune fille d’un charme tout à fait singulier, presque glacial, entra dans la chambre.

« Dragomira !

— C’est vous ! »

Elle sourit et tendit la main comme sa mère ; puis s’assit près de la fenêtre et regarda dehors, sans s’occuper davantage du visiteur. Zésim put la considérer à son aise. Dragomira pendant son absence s’était épanouie dans toute la splendeur d’une virginale beauté. Sa taille haute et élancée dénotait une force souple et élastique ; et l’élégance vraiment royale des lignes de son corps s’harmonisait d’une façon étrange avec sa robe grise et plate comme celle d’une nonne. Ses cheveux blond-doré, d’une rare abondance, étaient simplement séparés sur son front blanc et pur et rattachés sur son cou de marbre par un grand nœud tout uni. Elle n’avait ni ruban, ni fleur, ni bijou d’aucune espèce.

« D’après ce que je vois, vous vivez toutes seules, dit Zésim.

— Oui, répondit la mère.

— Mais Dragomira… est-ce qu’elle s’arrange de cette solitude ?