Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/144

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
140
LA PÊCHEUSE D’AMES.

sérieuse comme un artiste qui contemple son œuvre, ou comme le soldat qui examine son arme avant la bataille.

L’instant d’après, Barichar annonçait Mme Oginska et sa fille. Dragomira vint au devant d’elles avec un air de satisfaction modeste.

« Je suis très agréablement surprise de votre visite, dit-elle, je ne puis comprendre ce qui me vaut cet honneur. »

Elle invita les dames à prendre place sur le sopha et s’assit elle-même à côté d’Anitta.

— Nous avons appris sur vous, ma chère demoiselle, tant de belles choses, si extraordinaires, dit Mme Oginska, que nous n’avons pu résister plus longtemps au désir de faire votre connaissance. Et je le vois bien, cette fois, la renommée n’a rien exagéré. Que vous êtes belle, mon enfant ! C’est une vraie joie de vous regarder ; et quelle intelligence, quel courage intrépide dans votre regard ! Je n’ai pas de peine à croire que les lions vous obéissent ; vous êtes vous-même une lionne. Oh ! que votre mère doit être heureuse et fière ! »

Pendant que sa mère parlait, Anitta dévorait des yeux Dragomira. Celle-ci, au contraire, n’eût pas besoin de regarder longtemps Anitta. D’un seul coup d’œil elle avait saisi la grandeur et la puissance inconscientes de cette jeune fille si simple ; d’un seul coup d’œil elle avait mesuré le danger qu’elle pourrait faire courir à ses plans. Elle savait en ce moment qu’il lui serait facile d’arracher le comte Soltyk à cette enfant, mais elle se disait en même temps que la lutte pour conquérir Zésim serait une lutte à mort, et elle n’était pas sans inquiétude sur l’issue du combat.

Ce ne fut qu’au moment du départ, lorsqu’elles se tendirent la main, qu’elles se regardèrent toutes les deux bien en face, d’un œil ferme et interrogateur, comme si elles eussent voulu se sonder l’une l’autre. Puis elles sourirent et s’embrassèrent.

Quand le comte vint le soir chez Oginski, sa première question fut :

« Eh bien ! comment est-elle ?

— Étrange et intéressante au-delà de toute expression, répondit Mme Oginska.

— Elle est surtout réellement belle, » dit Anitta.

Soltyk sourit ironiquement.

« Oh ! vous n’avez pas besoin de vous moquer, continua Anitta, j’ai pensé à vous tout le temps que je regardais Dragomira. Quel couple magnifique vous feriez ! »