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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/191

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

mourant de faim, demeurait dans un galetas de la vieille ville, en compagnie d’un grand corbeau et de deux chats. Le vieux monsieur apparut triomphant devant sa femme et sa fille et s’écria :

« J’ai mon affaire !

— Quoi donc ? Fais-nous en part, que nous l’examinions.

— Non, non ; ce n’est qu’une idée qui n’est pas encore mûre. Je vais sortir et ruminer la chose. »

Il s’habilla et alla dans la ville. Il prit d’abord la précaution d’entrer chez un restaurateur français, à qui il commanda de porter au poète un grand pâté et une demi-douzaine de bouteilles de bon bordeaux. Puis il arriva lui-même, embrassa affectueusement son ancien compagnon d’études et lui présenta sa requête. Le poète avait déjà entamé le pâté et débouché une bouteille dont il avait bu la moitié ; aussi était-il de bonne humeur. Semblable à la prêtresse, à qui l’on allait demander des oracles, il s’enveloppa d’un nuage de fumée, qu’il tira de son chibouk et se posa un doigt sur le nez.

Il réfléchit à peine quelques minutes, et ce fut une vraie pluie de fantaisies de toute espèce, abondantes comme les fleurs au printemps, grandioses, baroques et sentimentales.

Oginski avait de la peine à aller assez vite pour tout noter sur son calepin. Après une nouvelle embrassade et deux baisers retentissants sur les deux joues, Oginski pleinement satisfait quitta la petite chambre. Un quart d’heure plus tard il entrait tout fier chez sa femme.

« Eh bien ! c’est fait ?

— Non, pas encore.

— Tu disais pourtant que tu avais une idée.

— Ah ! bien, oui, une idée ! J’ai vingt idées, toutes superbes ; écoute seulement. »

Il tira son calepin et se mit à lire. Sa femme le regarda, d’abord avec étonnement, ensuite — et pour la première fois — avec un certain respect.

« Joli ! très joli ! disait-elle de temps en temps, délicieux ! J’aurai de la peine à choisir. »

Enfin, on finit par s’entendre ; et après deux autres visites d’Oginski à son vieil ami, il se chargea lui-même de l’exécution du plan arrêté. Il choisit parmi les jeunes gens les personnes dont on avait besoin, indiqua les costumes, s’entendit avec les tailleurs, et quand tout fut en règle, organisa les répétitions nécessaires.