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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/20

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

— En vérité, ce sont là des rêveries de l’Inde, reprit Zésim, de plus en plus surpris, elles sont parvenues avec les caravanes jusqu’au cœur de la Russie, et se retrouvent modifiées chez différentes sectes de l’Église russe. Appartiens-tu décidément à l’une d’elles ?

— Non ; quelle idée ! s’écria Dragomira, en essayant de sourire. De quoi t’avises-tu de me croire capable ? On n’a qu’à ouvrir les yeux pour découvrir ce que je viens de te faire voir. »

Ils débarquèrent et continuèrent leur route à pied à travers les prairies et les bois. Au bout de quelque temps, ils trouvèrent une fourmilière qui s’élevait comme un château fort. Il en sortait de longues rangées de petits travailleurs noirs qui se répandaient sur l’étroit sentier, pendant que d’autres revenaient chargés d’œufs.

« Vois cette petite merveille, dit Zésim en s’arrêtant ; comme l’organisation de cette petite république est sage et bonne ! C’est un vrai Lilliput sorti du pays fabuleux des contes et parvenu à la réalité. Ne crois-tu pas que ces petits êtres laborieux et prudents sont heureux ?

— Non, dit Dragomira, car ils ont parmi eux des maîtres et des esclaves comme nous, et même ils ne peuvent vivre qu’en faisant souffrir et mourir d’autres êtres. Vois, cette limace qui se tortille avec les plus affreuses contractions, tes républicaines l’ont tuée ; non, elle vit encore, et ils la dévorent toute vive. Et leur pitoyable bonheur ? Un coup de pied peut le détruire. »

Elle s’avança d’un pas rapide vers la fourmilière en pleine activité. Il n’y avait chez elle ni colère, ni désir fiévreux et diabolique d’être cruelle, et elle ensevelit sous des ruines la petite cité tout entière, écrasant et broyant du pied des milliers de créatures.

Zésim baissa la tête et garda le silence. Ils continuèrent à marcher. Elle aussi resta muette jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés à un petit bois, où elle découvrit un nid de rouge-gorge dans un arbre creux.

« Qu’il est joli, dit-elle, n’est-ce pas ? Une idylle ! Mais regarde cette charmante petite bête, qui revient à tire-d’ailes pour nourrir ses petits ! Qu’a-t-elle dans le bec ? Quelque insecte qui se tord douloureusement. Crois-tu que cet insecte soit bien heureux ? »

Ils avancèrent encore. Ils avaient à peine fait une centaine de pas qu’un autour s’abattit du haut des airs sur le pauvre petit oiseau sans inquiétude et l’emporta dans ses serres.