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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/33

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

Elle sortit encore une fois de la manche d’épaisse fourrure parfumée sa petite main blanche et tiède et la lui tendit ; et quand il l’eût serrée avec tendresse, elle lui dit en souriant :

« Tu peux aussi la baiser, je ne m’y oppose pas. »

Zésim la pressa contre ses lèvres avec feu, mais elle lui échappa soudain, et les roues se mirent en mouvement.

« Bonne nuit ! »

Les chevaux noirs s’ébrouèrent, le long fouet claqua ; tout partit comme un oiseau qui s’envole.

Zésim consacra le lendemain à sa mère. Le soir, il fit ses paquets. C’était, encore une fois, la dernière nuit passée sous le toit de ses parents, puis il fallait se séparer ; mais, aujourd’hui, son cœur n’était pas trop oppressé, un gracieux fantôme flottait devant lui et il le suivait volontiers. Au point du jour, il était éveillé. Il sortit dans le jardin. Là, à la même place où il s’était assis la veille avec Dragomira, il trouva sa mère, dont les yeux étaient rouges d’avoir pleuré. Il s’assit à côté d’elle, et ils demeurèrent longtemps silencieux, la main dans la main, appuyés l’un contre l’autre.

« Promets-moi, Zésim…

— Quoi, ma mère ?

— D’être prudent avec Dragomira.

— Sans compter qu’elle ne veut pas entendre parler d’amour.

— C’est ce qu’on dit, et je veux bien le croire ; mais une voix intérieure, qui ne m’a jamais trompée, me dit aussi qu’elle vise un but avec toi et que quelque danger te menace de sa part.

— S’il n’y a pas autre chose, dit Zésim, je te promets bien d’être sur mes gardes. »

Juste à deux heures de l’après-midi, Dragomira arrivait devant la maison. Sa voiture de voyage était remplie de malles, de cartons et de petites boîtes. Elle descendit pour baiser la main de madame Jadewska. Zésim prit encore une fois congé de sa mère, qui se suspendait à son cou en pleurant amèrement ; puis ils montèrent en voiture, le cocher saisit les rênes, et le jeune et beau couple s’élança dans le monde.

La route traversait de vastes plaines, longeait des chaînes de collines brisées, des forêts aux teintes bleuâtres, d’immenses prairies couvertes de troupeaux de chevaux et de moutons, passait devant des églises aux coupoles brillantes et des villages au gracieux aspect. Pendant qu’ils se dirigeaient vers le Nord, des bandes d’oiseaux de passage, des oies sauvages, des hiron-