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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/38

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

maison. Cirilla conduisait, et Dragomira faisait bien attention à tout, afin de s’orienter le plus tôt possible dans cette ville qui lui était inconnue.

« Où est le cabaret rouge ? demanda Dragomira à voix basse.

— Je vais vous faire passer devant ; nous y sommes dans un instant, » répondit la vieille.

Cirilla tourna dans une rue sombre, sale, peuplée surtout de juifs, et se dirigea du côté du Dnieper. C’est là qu’était le cabaret. On ne voyait que son toit rouge et bas derrière un mur élevé dans lequel était pratiquée une porte de couleur noirâtre. Cirilla fit un signe à Dragomira. Celle-ci nota soigneusement dans sa mémoire l’endroit et tous ses alentours, puis elle continua sa route pour gagner le vieux Kiew, bâti sur la hauteur. Là, elle se fit indiquer un élégant magasin d’objets d’art, examina ce qui était en montre, et ordonna d’entrer à la vieille qui ressortit bientôt avec une grande enveloppe contenant une photographie.

Après une courte excursion dans les rues les plus animées, Dragomira revint à la maison avec sa compagne. Elle ôta son manteau et son chapeau, s’installa dans un coin du sopha et tira la photographie de l’enveloppe.

Elle représentait le comte Soltyk.

Dragomira considéra l’image avec attention. Elle étudiait l’homme qui était l’objet de sa mission, comme un agent de police étudie le portrait du malfaiteur qu’il est chargé de poursuivre.

Le comte, vêtu d’une robe de chambre de fourrure, était assis dans un fauteuil et tenait à la main une longue pipe turque. C’était certes un bel homme, séduisant et intéressant. Sur son visage de marbre se lisait une grande énergie ; dans ses yeux brillaient l’esprit et la passion.

L’image était sur la table, lorsque Bedrosseff apparut. C’était un petit homme vif, approchant de la quarantaine, avec des cheveux clairsemés, une petite moustache blonde, un front large, des pommettes accentuées et un nez tuberculeux. Il baisa la main de Dragomira, la conduisit à la fenêtre pour mieux la voir, et entra dans une véritable extase.

« Non, s’écria-t-il, ce n’est pas possible… Êtes-vous devenue grande et belle ! Je peux à peine Croire que ce soit la mignonne petite Mira que je faisais autrefois sauter sur mes genoux, qui me prenait pour son cheval et m’attelait à sa