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Page:Sacher-Masoch - La Pêcheuse d’âmes, 1889.djvu/55

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LA PÊCHEUSE D’AMES.

échappera encore. Aujourd’hui, il est fou de moi et veut m’épouser. Demain, s’il découvre qu’il n’a rien à espérer, ou si une autre lui plaît davantage, il s’envolera. Croyez-moi, si vous êtes décidée, il faut que cela se fasse maintenant, maintenant ou jamais.

— Aujourd’hui ? » demanda rapidement Dragomira.

Un léger frisson lui parcourut tous les membres.

« Non, pas aujourd’hui et pas ici ; mais au prochain jour. Aurez-vous le courage de traverser la forêt à cheval, quand il fera nuit noire ?

— Je n’ai peur de rien, quand il y a une âme à sauver.

— Alors, au prochain jour.

— Où ?

— Vous le saurez par Cirilla.

— C’est bien, répondit Dragomira, livre-le-moi, et je le sacrifierai. »

La juive fit signe que oui de la tête, avec un sourire étrange. Si les tigres pouvaient sourire, c’est ainsi qu’ils souriraient. Dragomira s’avança avec précaution dans la rue ; il n’y avait personne aux environs. Elle s’enveloppa dans son manteau, et regagna en toute hâte la maison du marchand Sergitsch. Là elle se métamorphosa rapidement en élégante dame à la mode, et repartit, s’en allant à travers la lumière éclatante du gaz.

Elle n’avait fait que quelques pas, lorsqu’un beau jeune homme, qui venait sur le trottoir en sens opposé, la regarda fixement. Captivé par l’aspect de cette femme à la taille haute et distinguée, il se mit à la suivre.

Elle s’en aperçut et s’inquiéta. Pour lui échapper, elle se détourna de sa route, gagna la partie la plus animée du vieux Kiew et accéléra sa marche. Elle espérait pouvoir se dérober dans la foule ; mais elle se trompait, elle l’avait toujours sur ses talons. Elle s’arrêta devant un magasin de tabac pour le laisser passer. Il vint se poster près d’elle et la regarda de côté. Elle répondit à son regard par un regard froid et menaçant. Elle comptait là-dessus pour l’intimider, mais elle comptait mal.

« Si belle et si impitoyable ! lui murmura le jeune homme, Une déesse d’amour en glace ! »

Dragomira ne fit pas attention à ces paroles et continua son chemin. Mais cette fois elle allait beaucoup plus lentement et se sentait rassurée : elle savait que la poursuite ne s’adressait qu’à sa beauté, et comme elle était assez brave pour se défendre