Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je n’avais qu’à le regarder pour me sentir tout fier.

Au régiment, comme chez nous au village, nous tenons ferme ensemble : tous pour chacun, et chacun pour tous ! On aide les braves gens, et les gredins sont punis, mais cela se passe en famille. La nuit, quand les officiers sont couchés dans leurs quartiers et messieurs les sergents auprès de leurs femmes, on s’assemble en catimini pour juger les voleurs, les filous, les grecs, les ivrognes, qui déshonorent la compagnie, et je vous jure que cette justice est plus efficace que les fers du prévôt.

Une année se passa ainsi ; alors il fallut un beau jour faire nos havre-sacs et nous rendre en Hongrie, puis de Hongrie en Bohême, et de Bohême en Styrie. Sous les drapeaux, on finit par voir de la sorte une foule de pays, qui tous sont à notre empereur, et des hommes très divers ; on devient modeste en découvrant que tout n’est pas parfait à la maison. Je trouvai là plus de bien-être, plus de justice et d’humanité, plus de civilisation[1] que chez nous. J’appris à connaître l’Allemand et le Tchèque, dont le langage ressemble au nôtre. Je vis saint Népomucène couché dans son cercueil d’argent, et le rocher où le roi l’avait tenu enfermé, et le pont de pierre d’où il fut précipité dans l’eau : on dit qu’au-dessus de sa tête on vit nager cinq étoiles flamboyantes. En Styrie, j’ai rencontré des hommes qui ont deux cous…

Je ne pus m’empêcher de rire à ce détail : Balaban s’en aperçut, et devint silencieux.

  1. Ce mot est familier aux paysans de la Galicie ; à la diète de 1861, il se rencontrait souvent dans la bouche de leurs députés.