Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/133

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d’autres blessés. On entendait aussi une fusillade du côté de l’auberge. J’y courus en toute hâte, mais, lorsque j’arrivai, tout était déjà terminé. Un noble, du nom de Bobroski, gisait dans la neige ensanglanté ; notre seigneur était debout au milieu des paysans, qui tapaient sur lui à bras raccourcis : sans moi, ils l’auraient assommé, le sang lui coulait déjà par la figure. Je le sauvai.

— Vous ?

— Moi, monsieur. J’avoue que je regrettais que les paysans ne l’eussent pas tué ; mais, une fois là, je ne pouvais pas le permettre. Les Polonais auraient dit que c’était une vengeance ; c’eût été une vilaine tache pour notre cause. On se contenta de lui lier les pieds et les mains comme aux autres, puis on les jeta dans leurs traîneaux, et on transporta toute la noble racaille au bailliage de Kolomea, où je délivrai une vingtaine de prisonniers, ainsi que leur argent, leurs montres et leurs bijoux… Ah ! monsieur, quels souvenirs ! La guerre du pauvre contre ses oppresseurs, mais partout l’ordre et la discipline ; nous gardions tous les carrefours ; au bailliage, on voyait entrer des paysans en sarrau troué, qui tiraient de leur poche des billets de mille et les déposaient fidèlement. On essuyait les coups de feu et on se bornait à désarmer les seigneurs. Chacun de nous eût volontiers donné son sang, chacun croyait qu’à l’avenir il n’y aurait plus de distinctions, que tous les hommes allaient être égaux !… Puis, dans l’ouest, les paysans polonais commencèrent à assassiner, et il vint beaucoup de troupes dans le pays ;