Page:Sacher-Masoch - Le legs de Caïn, 1874.djvu/31

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qu’on ignorât mes bonnes fortunes. Cependant ce soir j’ai été ridicule. — Je voulus l’interrompre. — Laissez, poursuivit-il, c’est inutile ; je sais ce que je dis, car vous ne connaissez pas mon histoire ; tout le monde ici la connaît, mais vous l’ignorez. On devient vaniteux, ridiculement vaniteux, lorsqu’on plaît aux femmes : on voudrait se faire admirer, on jette sa monnaie aux mendiants sur la route et ses confidences aux étrangers dans les cabarets. Maintenant il vaut mieux que je vous raconte le tout ; ayez la grâce de m’écouter. Vous avez quelque chose qui m’inspire confiance.

Je le remerciai.

— Eh bien !… D’ailleurs que faire ici ? Ils n’ont pas seulement un jeu de cartes. J’ai peut-être tort… Ah bah ! Mochkou, encore une bouteille de tokaï !… À présent écoutez. — Il appuya sa tête sur ses deux mains et se prit à rêver. Le silence régnait dans la salle ; au dehors résonnait le chant lugubre de la garde rurale, tantôt venant de loin comme une lamentation funèbre, tantôt tout près de nous et tout bas, comme si l’âme de cet étranger se fût exhalée en vibrations douloureusement joyeuses.

— Vous êtes donc marié ? lui demandai-je enfin.

— Oui.

— Et heureux ?

Il se mit à rire. Son rire était franc comme celui d’un enfant ; je ne sus pourquoi j’eus le frisson. — Heureux ! dit-il. Que voulez-vous que je vous réponde ? Faites-moi la grâce de réfléchir sur ce mot, le bonheur. Êtes-vous agronome ?