Page:Sacy, Féval, Gautier, Thierry - Rapport sur le progrès des Lettres, 1868.djvu/95

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

azur manque à la chanson de Béranger, d’un tour si net d’ailleurs et d’un rythme si entraînant.

A ce moment, et sans fol éblouissement d’orgueil, Pierre Dupont put se dire un poète populaire et national. Il croyait avoir à jamais mêlé son nom à la grandeur des choses ou du moins à ce qui paraissait grand alors ; mais dans l’art les événements passent, et la beauté seule reste. La Muse est jalouse ; elle a la fierté d’une déesse et ne reconnaît que son autonomie. Il lui répugne d’entrer au service d’une idée, car elle est reine, et dans son royaume tout doit lui obéir. Elle n’accepte de mot d’ordre de personne, ni d’une doctrine ni d’un parti, et si le poète, son maître, la force à marcher en tête de quelque bande chantant un hymne ou sonnant une fanfare, elle s’en venge tôt ou tard. Elle ne lui souffle plus ces paroles ailées qui bruissent dans la lumière comme des abeilles d’or, elle lui retire l’harmonie sacrée, le nombre mystérieux, elle fausse le timbre de ses rimes et laisse s’introduire dans ses vers des phrases de plomb prises au journal ou au pamphlet. Ce n’est pas qu’elle se refuse absolument à l’inspiration contemporaine ; elle peut être émue des grands événements et jeter dans l’ode un cri sublime, mais elle veut garder la liberté d’aller à ses heures écouter dans les bois les voix éternelles de la nature ou reprendre grain à grain le chapelet de ses souvenirs. Elle fera toujours aux partis la fière réponse du poète allemand Lenau.

"La poésie alla dans le bois profond, cherchant les sentiers sacrés de la solitude : soudain s’abat autour d’elle un bruyant essaim qui crie à la rêveuse : "Que cherches-tu ici ? laisse donc briller les fleurs, murmurer les arbres, et cesse de semer çà et là de tendres plaintes impuissantes, car voici venir une école virile et faite pour les armes ! Ce ne sont pas les bois qui t’inspireront un chant énergique. Viens avec nous, mets tes forces au service de notre cause ; des éloges dans nos journaux récompenseront généreusement chaque pas que tu feras avec nous. Élève-toi à des efforts qui aient pour but le bonheur du monde ; ne laisse pas ton cœur se