Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/175

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
MARQUIS DE SADE — 1778
111


il semble que l’on ne s’occupe au contraire et que l’on ne prenne à tâche que de mettre en contradiction les deux autorités, en établissant par cette suite de punition que l’une (celle du roi) doit nécessairement avoir contraint l’autre à lever sa férule qui deshonore, sûre qu’elle punirait par la sienne qui ne flétrit pas ! Mais ne voilà-t-il pas alors le soupçon du crime bien constaté et la faveur ne vient-elle pas ici clairement remplacer l’équité ! Quelle opinion ! et quelle tache dans cette malheureuse supposition ne retomberait-il pas et sur mon honneur et sur celui des magistrats qui, par une connivence du même genre que celle que nous venons de blâmer tout à l’heure, auraient pu se rendre à des ordres qui ne sont sacrés pour eux que quand l’équité ne réclame pas, au fond de leurs cœurs, les lois de l’équilibre que leur confie l’état !

Ces combinaisons étaient affreuses et leur poids m’accablait jusqu’à m’anéantir, lorsqu’enfin le discours de l’inspecteur ramena le calme dans mon âme et me fit voir que ceux que je croyais mes ennemis ne l’étaient pourtant pas autant que je l’appréhendais ; qu’ils n’osaient, j’en conviens, me soustraire à des formes satisfactoires, sans doute, mais que, pénétrés comme moi de la nécessité de me laisser jouir de la nouvelle vie à laquelle me rendait mon innocence reconnue, ils me facilitaient les moyens de paraître et d’en convaincre le public dont il était si essentiel de ramener l’opinion ; trop enchanté de les voir rendus à une manière d’envisager les choses si essentielle à mon honneur, je ne marchandai pas sur le costume exigé de cette scène et promis à mes conducteurs de mettre, pour remplir leurs vues, tant de ruses à mon évasion qu’ils pourraient redoubler, sans craindre de me rencontrer, toutes les manœuvres de poursuites que leur suggèrerait leur art. Je partis donc la même nuit et sortis clandestinement de l’auberge ; je cotoyai les bords du Rhône à pied, sans guide et sans armes environ six lieues de chemin. Au point du jour, je trouvai plusieurs petits bateaux de pêcheurs dont aucun ne voulut se hasarder à me descendre jusqu’à Avignon. Enfin, à force de prières et d’espoir de récompense, un plus chétif encore que tous ceux que j’avais rencontrés jusqu’alors, troué, percé, faisant eau de partout et conduit par un seul homme, consentit d’essayer, au hasard, disait-il, de nous noyer tous deux. Je voulais tenir ma parole ; je l’avais donnée de rendre mon évasion assez mystérieuse pour que les recherches, mêmes les plus exactes, ne pussent la surprendre. Je risquai tout et, par la seule raison, mon cher avocat, que ce que Dieu garde est bien gardé, j’arrivai hier sur les six heures du soir à Avignon. Je descendis chez un ami où je soupai pendant qu’on me préparait une voiture qui m’arriva chez moi la seconde nuit. Mon premier soin est de vous en instruire. J’ai reçu de vous trop de marques d’attachement à Aix pour que ce premier devoir ne soit pas une véritable satisfaction pour moi. Vous reconnaîtrez facilement à tout ceci, comme moi, l’intrigue d’une femme aussi adroite qu’intelligente et sage, et aussi spirituelle que sensible et bonne mère. Elle veut tenir le bout de la corde, mais elle veut que [je] jouisse du retour de mon honneur, que ma réhabilitation éclate et que ma