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MARQUIS DE SADE — 1790
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affaires. Mais en voilà assez sur cet article ; rien n’est encore conclu, terminé ; attendons. Pour vous finir le tableau de ma situation et vous donner au moins quelques roses après tant d’épines, je vous dirai que je suis logé chez une dame charmante, qui a été elle-même malheureuse, et qui sait plaindre ceux qui l’ont été. C’est une femme pleine d’esprit, de talents, et séparée de son mari comme je le suis de ma femme. Elle me comble d’honnêtetés ; je vais quelquefois me dissiper à sa campagne, et j’ose le dire, quoique assurément aucun autre sentiment que de l’amitié n’entre dans notre liaison, je ne suis jamais avec elle sans y oublier mes malheurs. C’est celle chez qui vous m’adressez vos lettres. Elle est femme d’un président au parlement de Grenoble et elle a quarante ans. Je joins cette dernière circonstance pour vous faire voir qu’avec moi, qui en ai cinquante, ce qui fait bien quatre-vingt-dix à nous deux, il ne peut y avoir de danger. Je reçois d’ailleurs de très grandes honnêtetés de mes parents à moi. Madame la comtesse de Saumane, première dame d’honneur de madame Élisabeth, sœur du roi ; M. et madame la comtesse de Clermont-Tonnerre (le nom de ce dernier est célèbre à l’assemblée) me comblent de prévenances et d’honnêtetés. J’ai retrouvé quelques connaissances, quelques amies. J’en reçois des politesses, et je les cultive, tout cela du centre de la paix, de la tranquillité, et de la plus stoïque philosophie… Plus de plaisirs impurs, mon cher avocat, plus rien d’hétérogène, tout cela me dégoûte à présent, autant que cela m’embrasait autrefois. Je m’aperçois que le tempérament fait beaucoup à ces choses-là. À peine mes forces physiques suffisent-elles à tous les maux dont je suis accablé. Ce sont des toux, des maux d’yeux, d’estomac, de tête ; ce sont des rhumatismes, enfin je ne sais quoi ; tout cela m’épuisant ne me laisse plus, Dieu merci, penser à autre chose, et je m’en trouve quatre fois plus heureux. J’occupe chez cette dame dont je viens de vous parler un petit appartement de cent écus par an ; à peine puis-je m’y tourner, mais je suis honnêtement et agréablement ; belle vue, bon air, bonne société. J’attendrai là patiemment l’époque du printemps où j’irai certainement vous voir et vous mener mes deux enfants……

Vous trouverez en général mes enfants extrêmement doux, honnêtes, de l’esprit, mais froids. Ils n’iront pas à la Coste, comme moi, dans la maison du pauvre, s’informer de ses facultés, de ses ressources, de sa famille et conséquemment ne se feront point aimer. Je le vois avec douleur, mais ils ont un peu de la morgue des Montreuil, et je leur aimerais mieux l’énergie des Sade. Le chevalier connaît la Provence à merveille. Il m’a beaucoup parlé de vous. Oh ! que vous avez raison, mon cher avocat, quand vous dites que le souverain bien consiste à vivre indépendant des autres ! Néanmoins, la société est nécessaire, je l’ai senti dans ma longue retraite et, ma misanthropie me quittant un peu, je sens que j’ai besoin de me répandre. Le désespoir de n’avoir pu communiquer mes idées pendant douze ans en a réuni une si grande quantité dans ma tête qu’il faut que j’accouche, et je parle encore quelquefois tout seul quand personne n’est plus là. C’est un vrai besoin que de parler, je l’ai senti et en raison de cela je vois que