Page:Sade, Bourdin - Correspondance inédite du marquis de Sade, 1929.djvu/57

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il se sert avec eux d’un procédé qui consiste à les instruire des raisons qu’il pourrait avoir, ou qu’on lui a données, de les soupçonner, tout en se défendant de le faire. Il est d’autant plus injuste et violent que ses propres desseins sont plus déraisonnables, et ce parallélisme entre une cupidité déréglée et une vindicte absurde atteint à la bouffonnerie. Son tempérament d’écrivain lui fait trouver un vif plaisir dans l’appareil verbal dont il use pour vitupérer le traître et la trahison. Ses meilleures pages sont celles qu’il a écrites sous l’empire de ces fureurs énormes où il y a peut-être une recherche amusée et certainement un fond de cabotinage. En pleine déraison, dans le lâché du style épistolaire, gonflé d’ire et crevant de verve, le marquis mérite d’être lu et cesse d’être ennuyeux.

Du reste toute l’histoire de sa vie morale n’est qu’une perpétuelle alternative d’emportements et de tolérances qui ressemble à un jeu. La clémence dont il a fait preuve envers les Montreuil, au début de la Terreur, est tout à fait dans sa manière. À ce temps le papa Montreuil paraît à sa section. Il se tient au pied de la chaise de son gendre, et celui-ci oublie aussitôt les imprécations et les serments de vengeance qu’il a accumulés contre lui depuis un quart de siècle. Ils parlent ensemble « comme ils ne l’ont pas fait depuis quinze ans ». M. de Sade trouve cela piquant. Il jouit évidemment de l’abaissement de sa belle famille et surtout de sa frousse, mais il est tout à fait incapable de se souvenir de ses propres griefs, d’en réveiller le sentiment, voire d’en retrouver les raisons. L’attitude qu’il prend, sans même y songer, est à la fois bouffonne, élégante et cynique. Elle est pleine de dérision pour les cruels fantoches parmi lesquels le souci de sa sécurité l’a contraint à jouer un rôle. Il oublie le passé, mais il se plaît surtout à bafouer le présent et lui-même. Le signe protecteur qu’il fait sous le manteau à son vieil ennemi est d’autant plus plaisant que M. de Sade est devenu le porte-parole de son club, qu’il fournit les sections de discours patriotiques, qu’il a prononcé le panégyrique de Marat et qu’il a su se faire, de son séjour à la Bastille, un titre de gloire et un brevet de civisme. Il est, dit-il, le seul aristocrate qui soit resté à Paris en se mêlant ouvertement à la Révolution, et cela suppose autant de clairvoyance politique que d’aptitude à la dissimulation et au mensonge. De fait il n’est dupe de rien ; il juge ses contemporains avec une netteté parfaite et il a compris son époque au point de s’avilir de parti pris pour ne pas en devenir la victime. Cependant des ressorts secrets lui imposent un geste plus fort