Page:Sade - Justine, ou les Malheurs de la vertu.djvu/135

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
( 127 )


le ſaura ; voilà donc contre vous deux procès au lieu d’un, & à la place d’un vil uſurier pour adverſaire, un homme riche & puiſſant, déterminé à vous pourſuivre juſqu’aux Enfers, ſi vous abuſez de la vie que vous laiſſe ſa pitié.

Oh ! Monſieur, répondis-je, quelles que ayent été vos rigueurs envers moi, ne redoutez rien de mes démarches ; j’ai cru devoir en faire contre vous quand il s’agiſſait de la vie de votre tante, je n’en entreprendrai jamais, quand il ne ſera queſtion que de la malheureuſe Théreſe. Adieu, Monſieur, puiſſent vos crimes vous rendre auſſi heureux que vos cruautés me cauſent de tourmens ; & quel que ſoit le ſort où le Ciel me place, tant qu’il conſervera mes déplorables jours, je ne les emploîrai qu’à le prier pour vous. Le Comte leva la tête ; il ne put s’empêcher de me conſidérer à ces mots, & comme il me vit chancelante & couverte de larmes, dans la crainte de s’émouvoir ſans doute, le cruel s’éloigna, & je ne le vis plus.

Entierement livrée à ma douleur je me laiſſai tomber au pied de l’arbre, & là, lui donnant le plus libre cours, je fis retentir la forêt de mes gémiſſemens ; je preſſai la terre de mon malheureux corps, & j’arroſai l’herbe de mes larmes.

« Ô mon Dieu, m’écriai-je, vous l’avez voulu ; il était dans vos décrets éternels que l’innocent devint la proie du coupable, diſpoſez de moi, Seigneur, je ſuis encore bien loin des maux

I 4