Page:Saint-Lambert - Les Saisons, 1769.djvu/140

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Je vole avec Bernier vers les portes du jour ;
Je passe de Bengale aux champs de Visapour ;
Je vois Agra, Delly, nourrir un peuple immense,
Mais qu’opprime en tout tems une injuste puissance ;
Là, d’un trône usurpé méprisables soutiens,
Défenseurs des tyrans contre les citoyens,
Les nobles, les omhras dépouillent leur patrie,
Qu’enrichissent envain son sol & l’industrie.
Tel est le sort de l’Inde, & de ces beaux climats,
Où jamais les hivers n’ont porté les frimats ;
Un sol riche, un ciel pur, & l’or sont leur partage ;
Le nôtre est la raison, la force & le courage,
Les plaisirs de l’esprit, les arts, l’activité,
Et l’amour de la gloire & de la liberté.
Mais je suspens ma course à la voix de Virgile ;
Il s’avance appuyé sur le chantre d’Achille :
L’un sublime, touchant, naïf, impétueux,
L’autre sage, élégant, tendre, & majestueux.
Je crois sentir en moi le feu qui les inspire,
Déja dans cette erreur j’allois prendre la lyre,
Lorsque j’entends la voix du vieillard de Teos ;
Le front paré de fleurs & de pampres nouveaux,
Il rit, verse du vin, & chante sa maîtresse ;
Il me fait partager sa joie & son ivresse.
Ovide me conduit sur l’Olympe vermeil,
Et je crois habiter le palais du soleil.
Du séjour des frimats, du sein de l’ombre humide
Par le Tasse entraîné dans les jardins d’Armide,
Je m’y sens ranimé par de douces chaleurs,
J’y foule les gazons, j’y marche sur les fleurs,
Et du pinceau des arts l’imposture agréable
Donne à mes sens trompés un plaisir véritable.
Du plus grand de nos rois le chantre harmonieux
Rempliroit seul mes jours d’instans délicieux ;
Vainqueur des deux rivaux qui regnoient sur la scène,
D’un poignard plus tranchant il arma Melpomène ;
De la crédule histoire il montre les erreurs ;
Il peint de tous les tems les esprits & les mœurs.