Le triomphe de cet art de liberté sera lent, reconnaissons-le, car des siècles d’oisiveté mentale pèsent sur cette foule émancipée d’hier, foule dont l’émancipation intéresse les instincts avant d’intéresser l'intelligence. La multitude a pu renier en partie déjà ses tyrans physiques, non encore tout à fait ses tyrans moraux. La bête prime le Dieu dans l’homme, et toujours le ventre précédera le cerveau chez les pèlerins du Devenir, les révolutions au nom de la Beauté étant moins promptes que celles au nom de la Nécessité. On délaisse la diligence et l’huile pour la vapeur et l’électricité, mais on se cramponne aux fossiles doctrines de la morale esthétique. C’est pourquoi le poète nouveau qui s’offre autour du jeune festin amuse-t-il à la manière superficielle des bouffons.
Tout chef-d’œuvre est une hypothèse, unique en soi, de la Beauté. Le poète doit réaliser à son gré ; les hommes n*ont pas à lui imposer une mesure, il revient au poète de leur imposer la sienne. Art officiel = art mort. Laissons les merveilles à leurs piédestaux, vénérons-les sans les descendre en vue d’un moule à mendier. L’artiste qui déverse sa sève dans les canaux d’une morphe étrangère déchoit et rappelle (à rebours) le Spartiate cagneux conduisant sa femme au bellâtre comme le paysan sa vache au taureau. Incomparable assistance pour l’originalité dans la forme et l’intégrale manifestation du fond que le vers libre ! Le poète acquiert la spontanéité de formuler sa pâte d’oeuvre et devient reconnaissable à son œuvre comme on reconnaît tel pèlerin à l’empreinte qu’a laissée sa fatigue ou sa rêverie sur le sable sensible de la grève. 11 y a des grandes lignes, des bases, des sortes d’alluvions étagées, décrétées, tracées par la coutume des peuples sur lesquelles, nécessairement, il faut édifier ; cependant, tout en le rattachant par ses fondations au patrimoine de tradition, tâchons que notre édifice soit de matière imprévue, révélée. (S.-P.-R.)
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