Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 3.djvu/354

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et jeter force poudre aux yeux par des interrogations hardies, et quelquefois par des disparates quand il en avoit besoin. L’écorce du bien public et de la probité, qu’il montroit avec celle de la délicatesse pour persuader sans avoir l’air de s’en parer, n’avoit rien qui le pût contraindre. Jamais elle ne lui passa l’épiderme. Il avoit l’art d’éviter d’y être pris, mais s’il lui arrivoit de se prendre dans le bourbier, une plaisanterie venoit au secours, un conte, une hauteur, en un mot il payoit d’effronterie et, ne se détournoit pas de son chemin. Il marioit merveilleusement l’air, le langage et les manières de la cour et du grand monde, avec le propos, les façons et la liberté militaire, qui l’une à l’autre se donnoient du prix. Droit et franc quand rien ne l’en détournoit ; au moindre besoin la fausseté même et la plus profonde, et toujours plein de vues pour soi, et de desseins personnels. Naturellement gai, d’un travail facile, et jamais incommode par inquiétude, ni à la guerre, ni dans le cabinet ; jamais impatient, jamais important, jamais affairé, toujours occupé et toujours ne paraissant rien à faire ; sans nul secours domestique pour le dehors et pour sa fortune : en tout un homme très capable, très lumineux, très sensé ; un bel esprit net, vaste, judicieux, mais avare, intéressé, rapportant tout à soi, fidèle uniquement à soi, d’une probité beaucoup plus qu’équivoque, et radicalement corrompu par l’ambition la plus effrénée. Il étoit l’homme de la cour le plus propre à devenir le principal personnage, le plus adroit en détours, le plus fertile en souterrains et en manèges, que le liant de son esprit entretenoit avec un grand art, soutenu par une suite continuelle en tout ce qu’il se proposoit.

Il avoit eu l’habileté de persuader au roi qu’il étoit l’homme le plus instruit de l’Espagne, et le seul qui en connût les affaires et les Personnages à fond. Il étoit pourtant vrai que fort délaissé, fort suspect et fort éloigné de tout à sa première ambassade jusqu’au moment que la reine voulût