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Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1856, octavo, tome 3.djvu/82

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le maréchal de Créqui, et les généraux sous qui il avoit servi, le roi même sous qui il avoit fait la guerre de Hollande et d’autres campagnes, l’estimoient fort, et l’avoient toujours distingué. Le roi lui donnoit une assez forte pension, et avoit conservé beaucoup de bonté pour lui. Il se trouva presque aveugle, lorsqu’en 1684 la trêve de vingt ans fut conclue ; cela le fit retirer du service. Peu de mois après, Dieu le toucha. Il connoissoit M. de la Trappe par le voisinage, et avoit même été lui offrir ses services au commencement de sa réforme, sur ce qu’il apprit que les anciens religieux, qui étoient de vrais bandits et qui demeuroient encore à la Trappe, avoient résolu de le noyer dans leurs étangs. Il avoit conservé quelque commerce depuis avec M. de la Trappe. Ce fut donc là où il se retira, et où il a mené plus de trente ans la vie la plus retirée, la plus pénitente et la plus sainte. C’étoit un vrai guerrier, sans lettres aucunes, avec peu d’esprit, mais avec un sens le plus droit et le plus juste que j’aie vu à personne, un excellent cœur, et une droiture, une franchise, une vérité, une fidélité admirables.

Le hasard fit que j’allai aussi à la Trappe tandis qu’ils y étoient. Je n’avois jamais vu M. Duguet ni sa dévote. Elle ne voyoit personne à la Trappe, et n’y sortoit presque point de sa chambre que pour la messe à la chapelle, où les femmes pouvoient l’entendre, joignant ce logis abbatial du dehors. Du vivant de M. de la Trappe, j’y passois d’ordinaire six jours, huit, et quelquefois dix.

J’eus donc loisir de voir Mlle Rose à plusieurs reprises et M. Duguet, qui ne fut pas une petite faveur. J’avoue que je trouvai plus d’extraordinaire que d’autre chose en Mlle Rose ; pour M. Duguet, j’en fus charmé. Nous nous promenions tous les jours dans le jardin de l’abbatial ; les matières de dévotion, où il excelloit, n’étoient pas les seules sur lesquelles nous y en avions ; une fleur, une herbe, une plante, la première chose venue, des arts, des métiers, des étoffes, tout lui fournissoit de quoi dire et