Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 10.djvu/40

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pas quinze jours de retour qu’il commença à dresser vers moi ses batteries.

Le duc de Noailles maintenant arrivé au bâton, au commandement des premières armées et au ministère, va désormais figurer tant, et en tant de manières, qu’il seroit difficile d’aller plus loin avec netteté sans le faire connoître, encore qu’il soit plein de vie et de santé, et qu’il ait trois ans moins que moi. C’est un homme né pour faire la plus grande fortune quand il ne l’auroit pas trouvée toute faite chez lui. Sa taille assez grande mais épaisse, sa démarche lourde et forte, son vêtement uni ou tout au plus d’officier, voudroient montrer la simplicité la plus naturelle ; il la soutient avec le gros de ce que, faute de meilleure expression, on entend par une apparence de sans façon et de camarade. On a rarement plus d’esprit et plus de toutes sortes d’esprit, plus d’art et de souplesse à accommoder le sien à celui des autres, et à leur persuader, quand cela lui est bon, qu’il est pressé des mêmes désirs et des mêmes affections dont ils le sont eux-mêmes, et pour le moins aussi fortement qu’eux, et qu’il en est supérieurement occupé. Doux quand il lui plaît, gracieux, affable, jamais importuné quand même il l’est le plus ; gaillard, amusant : plaisant de la bonne et fine plaisanterie, mais d’une plaisanterie qui ne peut offenser ; fécond en saillies charmantes ; bon convive, musicien ; prompt à revêtir comme sien tous les goûts des autres, sans jamais la moindre humeur ; avec le talent de dire tout ce qu’il veut, comme il veut, et de parler toute une journée sans toutefois qu’il s’en puisse recueillir quoi que ce soit, et cela même au milieu du salon de Marly, et dans les moments de sa vie les plus inquiets, les plus chagrins, les plus embarrassants. Je parle pour l’avoir vu bien des fois sachant ce qu’il m’en avoit dit lui-même, et lui demandant après, dans mon étonnement, comment il pouvoit faire.

Aisé, accueillant, propre à toute conversation, sachant de tout, parlant de tout, l’esprit orné, mais d’écorce ; en sorte