Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 13.djvu/139

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

oubliées depuis longtemps. Le régent leur rendit à tous pleine liberté, exilés et prisonniers, excepté ceux qu’il connut être arrêtés pour crime effectif et affaires d’État, et se fit donner des bénédictions infinies pour cet acte de justice et d’humanité.

Il se débita là-dessus des histoires très singulières, et d’autres fort étranges, ce qui fit déplorer le malheur des prisonniers, et la tyrannie du dernier règne et de ses ministres. Parmi ceux de la Bastille il s’en trouva un arrêté depuis trente-cinq [ans], le jour qu’il arriva à Paris d’Italie d’où il étoit, et qui venoit voyager. On n’a jamais su pourquoi, et sans qu’il eût jamais été interrogé, ainsi que la plupart des autres. On se persuada que c’étoit une méprise. Quand on lui annonça sa liberté, il demanda tristement ce qu’on prétendoit qu’il en pût faire. Il dit qu’il n’avoit pas un sou, qu’il ne connoissoit qui que ce fût à Paris, pas même une seule rue, personne en France, que ses parents d’Italie étoient apparemment morts depuis qu’il en étoit parti, que ses biens apparemment aussi avoient été partagés depuis tant d’années qu’on n’avoit point eu de nouvelles de lui ; qu’il ne savoit que devenir. Il demanda de rester à la Bastille le reste de ses jours avec la nourriture et le logement. Cela lui fut accordé avec la liberté qu’il y voudroit prendre.

Pour ceux qui furent tirés des cachots où la haine des ministres et celle des jésuites et des chefs de la constitution les avoit fait jeter, l’horreur de l’état où ils parurent épouvanta et rendit croyables toutes les cruautés qu’ils racontèrent dès qu’ils furent en pleine liberté. Le même jour le régent tint conseil avec les ministres du feu roi, et il y fit entrer le duc du Maine et le comte de Toulouse.

Ce même jour mourut Mme de La Vieuville dans un âge peu avancé, d’un cancer au sein, dont jusqu’à deux jours avant sa mort elle avoit gardé le secret avec un courage égal à la folie de s’en cacher, et de se priver par là des secours.