Page:Saint-Simon - Mémoires, Chéruel, Hachette, 1857, octavo, tome 13.djvu/247

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fréquemment, députoient au régent, et j’étois celui qui d’ailleurs lui parlois le plus souvent et avec le plus de force. Il arrivoit sans cesse que je le mettois au désespoir par mes sommations de sa parole, et par celles que je lui attirois des députations. Il sentoit la force de la justice, et celle de ses engagements publics avec nous ; il craignoit le parlement, et le duc de Noailles, qui le redoutoit encore plus sur son administration des finances, le détournoit de nous tenir ce qu’il nous avoit si solennellement promis, et l’avertissoit et le fortifioit sur les résolutions de nos assemblées.

J’en fus instruit avec preuves évidentes. Je les semai en une très nombreuse assemblée chez M. de Laon, et aussitôt après je leur dis, en regardant fixement le duc de Noailles : « Messieurs, nous avons ici des traîtres qui mériteroient bien d’en être chassés avec toute l’ignominie qui leur est due. Mais au moins vous les connoissez, vous ne pouvez vous y méprendre. En attendant mieux à leur égard, méprisons-les, suivons notre affaire avec courage, mettons toute notre force dans notre union, et si nous savons tous marcher ensemble, nous aurons justice, et nous pourrons après nous la faire de nos traîtres, et les livrer à toute leur infamie. » J’avois souvent soupçonné le duc de Noailles, je lui avois souvent donné des lardons en pleines assemblées. Pour cette fois, assuré des faits, et en ayant montré l’évidence à la plupart avant de nous asseoir, je donnai carrière à mon indignation.

Nous nous mettions toujours en rang d’ancienneté tout autour de la chambre, pour opiner plus en ordre et moins en confusion. Il arriva que, pendant ce court discours, chacun m’imita à regarder le duc de Noailles ; tous les yeux se fixèrent sur lui. Il ne put soutenir une si forte épreuve ; il rougit à l’excès, puis pâlit tout à coup, blanc comme sa cravate ; les lèvres lui trembloient ; il n’osa proférer un seul mot de toute la séance, et se contenta d’approuver de la tête à mesure qu’on convenoit de quelque chose.