Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/253

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chers. Les archers, selon Commynes (ce qui répond à l’infanterie de nos jours), sont « la souveraine chose aux batailles ; » mais pour cela il faut qu’ils soient par milliers (car en petit nombre ils ne valent rien). Il faut de plus qu’ils soient mal montés pour qu’ils n’aient point de regret de perdre leurs chevaux, ou mieux il faut qu’ils n’aient pas de chevaux du tout, pour n’être pas tentés de s’en servir. Et enfin Commynes, qui démêle les vraies raisons, même dans l’héroïsme, remarque que les meilleurs archers sont ceux qui n’ont rien vu, qui n’ont pas vu encore le fer de l’ennemi (nous dirions le feu), parce qu’ils ne connaissent pas le péril. Mais les chevaliers bourguignons, qui se sont fait précéder de leurs archers, n’ont pas la patience d’attendre l’effet de cette manœuvre, et, emportés par un beau zèle, ils culbutent ces archers mêmes, « la fleur et l’espérance de leur armée, » et passent par-dessus sans leur donner loisir de tirer un seul coup de flèche. Tant il est vrai que « les choses ne tiennent pas aux champs comme elles sont ordonnées en chambre, » et que le sens d’un seul homme ne saurait prétendre donner ordre à un si grand nombre de gens ! Commynes en conclut que s’estimer jusque-là, ce serait, pour un homme qui eût raison naturelle, se méprendre et empiéter à l’égard de Dieu, qui se réserve de montrer « que les batailles sont en sa main, et qu’il dispose de la victoire à son plaisir. » Commynes mêle fréquemment Dieu et le Ciel à ses considérations, et l’on peut se demander quelquefois s’il le fait avec une entière franchise, et si ce n’est pas pour mieux couvrir ses hardiesses et ses malices. Mais ici la pensée est élevée, naturelle, et la même réflexion s’applique à de bien plus grosses batailles et de plus savantes que celle-là. Le bon de l’affaire pour nos Bourguignons du xve siècle, c’est que leur sottise, comme cela s’est vu