Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/342

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qu’on a dit un peu complaisamment des gondoliers de Venise chantant les octaves du Tasse serait plus vrai des gens du peuple, en Perse, récitant les vers de Ferdousi. On a vu, de nos jours, des troupes persanes marcher au combat contre des Turcomans en chantant des tirades de son épopée. On trouverait peu de poëtes, dans notre Occident, qui jouissent d’une pareille fortune. Cela n’empêche pas qu’il ne nous semble fort singulier qu’on soit si célèbre quelque part et si inconnu chez nous, et nous serions tenté de dire à ce génie étranger, comme les Parisiens du temps de Montesquieu disaient à Usbek et à Rica dans les Lettres Persanes : « Ah ! ah ! monsieur est Persan ! c’est une chose bien extraordinaire. Comment peut-on être Persan ? »

Ferdousi était donc né en Perse vers l’année 940, et il ne mourut qu’en 1020, âgé de quatre-vingts ans. C’était le temps où, en France, nous étions en plein âge de fer, en pleine barbarie, et où, après l’agonie des derniers Carlovingiens, une monarchie rude s’ébauchait sous Hugues Capet et le roi Robert. La Perse conquise par les Arabes se revêtait subitement d’une civilisation nouvelle, mais elle ne dépouillait pas tout à fait l’ancienne. Après les premiers temps de la conquête musulmane, il arriva en effet que les chefs et gouverneurs des provinces orientales, les feudataires les plus éloignés de Bagdad, siège du Califat, tendirent à s’émanciper, et, pour se donner de la force, ils cherchèrent à s’appuyer sur le fond des populations, et particulièrement sur la classe des propriétaires ruraux, qui, dans tout pays, sont naturellement attachés aux vieilles mœurs. Or, pour se concilier cette classe composée des plus anciennes familles de Perse, les princes de nouvelle formation ne trouvèrent rien de mieux que de réchauffer et de favoriser le culte des vieilles traditions historiques et natio-