Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/388

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grès de l’esprit humain « depuis le Déluge jusqu’au Directoire, » il oppose exprès ce roman, qui n’en est pas un, qui n’est que l’histoire de la vie humaine, vrai miroir qui nous montre les hommes « tels qu’ils sont, tels qu’ils ont été, tels qu’ils seront toujours. » À la veille des révolutions, quand on est en train de déclamation et de systèmes, Gil Blas semble un peu arriéré et vieilli : le lendemain des révolutions, et quand la folle ivresse est cuvée, il reparaît vif et vrai comme devant. Jean-Jacques Rousseau dit quelque part que, dans sa jeunesse, une femme de sa connaissance lui prêta Gil Blas, et qu’il le lut avec plaisir ; mais il ajoute qu’il n’était pas mûr encore pour ces sortes de lectures, et qu’il lui fallait alors des romans à grands sentiments. Sur quoi Geoffroy dit crûment : « Rousseau s’est trompé lui-même… Il a dû lire avec plaisir Gil Blas, puisqu’il est impossible qu’un homme d’esprit ne trouve pas cette lecture agréable ; mais il a raison de dire qu’il n’était pas encore mûr pour un tel ouvrage, et il ne l’a jamais été. Pendant toute sa vie, il n’a vu le monde qu’à travers le nuage de ses préjugés ; à vingt ans, il ne goûtait pas les romans à grands sentiments ; à cinquante, il n’a composé que des romans à grands sentiments… » Et si Geoffroy ne le dit pas, il nous aide à conclure que la politique de Rousseau n’était elle-même qu’un roman de ce genre. On n’est jamais entré dans le monde littéraire avec moins de respect pour les grands noms de la veille que Geoffroy. Cet homme de collège et de théâtre, ce vieux professeur qui avait près de soixante ans quand le xviiie siècle expira, n’avait, à aucun moment, été ébloui par les lumières de ce siècle brillant. Au théâtre, il considérait Voltaire comme un usurpateur, comme une sorte de maire du palais qui avait fait violence aux souverains légitimes de la scène, Corneille et Racine, qui les