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Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/446

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Mais c’est l’impression morale qui, dans le jugement public, l’a emporté de beaucoup sur l’effet du style. Je dirai tout d’abord un des plus graves inconvénients, et que l’auteur lui-même a senti. « Si j’étais encore maître de ces Mémoires, écrit-il dans la préface, ou je les garderais en manuscrit, ou j’en retarderais l’apparition de cinquante années. » En se mettant, en effet, dans l’obligation de laisser publier, le lendemain de sa mort, des Mémoires où tant d’hommes vivants sont jugés, et le sont en général sans aucune indulgence, tandis qu’il se donne toujours à lui-même le beau rôle, M. de Chateaubriand s’est exposé à des représailles sévères. Homme passionné et vindicatif en politique, il a trop dit des uns, il a trop peu dit des autres. Ses Mémoires, dans leur partie politique, n’ont pas pris le temps de se calmer, de cuver leur rancune, pour ainsi dire, et d’attendre au moins, pour paraître, la parfaite tiédeur de l’avenir : ils ont gardé de la colère et de la flamme du pamphlet. Il est tel homme honorable et respectable qui a pu avoir ses faiblesses en politique (et qui donc, sous une forme ou sous une autre, ne les a pas eues ?), il est, dis-je, tel homme vénérable par ses vertus, qui se trouve traité, dans les Mémoires d’Outre-Tombe, avec indignité et mépris. On se demande, en lisant ces passages, de quel droit un homme vivant hier, et qui n’aurait pas ainsi parlé en face, s’est cru le droit de décocher ces traits sanglants aujourd’hui, uniquement parce qu’il s’est abrité derrière la tombe ? Mais c’est à la partie politique que s’adresse surtout ce reproche, et j’ai plutôt en vue, pour le moment, la partie littéraire, celle qui s’étend jusqu’en 1814.

Les hommes de Lettres, en général, n’y sont pas mieux traités que les hommes politiques ne le sont dans la seconde partie, mais au moins ceux-là sont morts, et