Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/56

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l’esprit français lui-même, qui, tout en s’émancipant, s’est encore imposé de certaines règles et de certaines difficultés pour avoir le plaisir de s’en jouer. Il existe une presse, et c’est la seule estimée, qui se commande à elle-même cette retenue dont la loi, à la rigueur, l’affranchit. Cette presse y gagne en esprit et en trait. Nous sommes en voie peut-être, sur trop d’articles de nos mœurs, de devenir aussi rudes que les Anglais et les Américains ; mais par moments aussi, dans le journal et dans le pamphlet, Voltaire nous reconnaîtrait encore. Le plus sûr pourtant, c’est, là où il y a une différence profonde et sentie, comme entre la liberté absolue du théâtre et celle de la presse, de ne pas abolir toute garantie, tout contrôle, et d’être persuadé que l’esprit français, dans le dramatique, ne s’en trouverait pas plus mal à l’aise pour se sentir un peu contenu.

Je n’ai pas à conclure ici. Ma seule conclusion serait que, sous une forme politique ou sous une autre, l’État en France a les mêmes intérêts et les mêmes devoirs ; qu’il se tromperait en abdiquant toute direction de l’esprit public, en n’usant pas des organes légitimes d’action qui lui sont laissés ; que c’est faire de la bonne politique que de travailler d’une manière ou d’une autre à contenir la grossièreté croissante, la grossièreté immense qui, de loin, ressemble à une mer qui monte ; d’y opposer ce qui reste encore de digues non détruites, et de prêter la main, en un mot, à tout ce qui s’est appelé jusqu’ici goût, politesse, culture, civilisation. Quelles que soient les apparences contraires, et même après tous les naufrages, pourvu qu’on n’y périsse point, il y aura toujours de l’écho en France pour ces noms et ces choses-là.