Page:Sainte-Beuve - Causeries du lundi, I, 3e éd, 1857.djvu/72

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cette passion mystérieuse que le poëte des Méditations n’a célébrée qu’à demi en la dérobant, et qui semble avoir donné à son génie l’impulsion secrète, serait infiniment précieux comme étude et intéresserait assurément comme lecture. La mémoire d’Elvire y gagnerait-elle ? Cette vague figure, que l’on n’avait entrevue qu’à la clarté des étoiles, en devenant plus précise, resterait-elle aussi élevée et aussi pure ? Ne vaut-il pas mieux, lorsqu’une émotion universelle s’est produite autour d’un être idéal, ne pas trop en rapprocher l’objet, et se confier au rêve et à l’imagination de tous pour l’achever et le couronner mieux que nous ne saurions faire ? Je le crois, et pourtant, en ce qui est de la véritable Elvire, un récit fidèle et simple, où l’homme se souviendrait de tout et dirait tout, serait, je le répète, d’un grand prix et pourrait être encore d’un grand charme.

Ici, dans Raphaël, nous voyons tout d’abord que ce n’est point un tel récit que l’auteur prétend nous donner, et que nous devons attendre. Reculant devant une révélation directe et toute nue à une date encore si rapprochée, il a mis au-devant de son indiscrétion quelque précaution légère et quelque déguisement. Ce n’est plus lui, c’est un ami (le meilleur et le plus beau de ses amis, il est vrai), Raphaël, qui a laissé en mourant un manuscrit. Le voile, dira-t-on, est transparent ; il y a pourtant un voile. Ce récit s’intitule : Pages de la vingtième année. En réalité, l’homme qui aima, après 1816, la femme célébrée sous le nom d’Elvire, avait au moins vingt-cinq ans ; il était plus près de trente que de vingt. Je ne relève ces premiers détails que pour montrer que nous ne pouvons nous attendre, dans ce récit en prose, à trouver toute la vérité et la réalité sur un sujet qui, simplement exposé, nous intéresserait tant. Il y aura nécessairement une part de roman encore mêlée à des